Les tableaux parisiens
VIII/ Les slaves à Paris
C’est à l’étranger
qu’on apprend à aimer ses compatriotes – a écrit
un jour un voyageur tchèque, Vocel si je ne m’abuse.
Il est vrai que la patrie revêt tout son charme en dehors
de son pays. Tout mot tchèque entendu à l’improviste,
même dit d’une voix criarde, est une musique merveilleuse
et saisissante. Des liens de sympathie se nouent et on se fait
un ami de plus. Les voyages de noces, dit-on, exercent une influence
désastreuse sur les sentiments des nouveaux mariés
qu’ils emplissent d’une insouciante indifférence ;
je penserais le contraire : à l’étranger,
ils sont l’un pour l’autre toute leur patrie, et c’est là
qu’ils commencent à s’aimer le plus étroitement.
La poignée
de Tchèques qui vit à Paris et se connaît
a réussi ce à quoi la centaine de milliers d’Allemands
qui s’y trouve n’est pas arrivée jusqu’ici : car
ils ont leur centre intellectuel, la Beseda tchèque de
Paris.(20) Le jour anniversaire de Napoléon, quand tout
Paris se couvre de tricolore, un beau drapeau rouge et blanc
frappé au centre du lion tchèque flotte aussi
au Café des Nations, qui est proche du Palais-Royal.
Ce café est le siège de la Beseda. Les Tchèques
s’y réunissent une fois par semaine, le jeudi ;
leur nombre est trop modeste, Paris trop étendu, leurs
emplois trop divers pour qu’ils puissent se rencontrer quotidiennement.
Pour cette raison, le jeudi est presque un jour de fête.
Ils revêtent alors leur « čamara »(21)
et se hâtent vers le Café des Nations où, dans
une salle spéciale, sont exposés tous les journaux
tchèques, politiques ou récréatifs. Il
y a même une bibliothèque où l’on lit pour soi
ou pour les autres, où l’on raconte des histoires, et le garçon
jette un œil curieux par dessus l’épaule de ses hôtes
sur les dessins de nos Humorisické Listy (22),
qui représentent parfois des personnalités qui
lui sont familières.
Les Tchèques
de Paris sont presque tous des artisans et des industriels :
certains ne sont là que pour un an ou deux, le temps
d’acquérir une expérience suffisante ; d’autres
vivent dans la capitale depuis vingt ans ou plus. Sous l’élégante
galerie de l’interminable rue de Rivoli, une boutique de tailleurs
porte la célèbre inscription : Zde se
mluví česky. (23) C'est ici que travaille
et gagne sa vie notre brave et dévoué Hulek (24),
refuge et consolation de tout Tchèque qui arrive dans
la capitale. Hulek a habillé Napoléon lui-même
et les voyageurs anglais éprouvent une prédilection
particulière à son égard. Son travail acharné
lui a apporté la richesse et il envisage de rentrer prochainement
au pays. Nous avons été invités une fois
à dîner chez lui pour explorer son excellente cave.
Un chaleureux Bourgogne d'âge nous a bientôt incités
à entonner des chansons tchèques qui s'échappèrent
des fenêtres ouvertes dans la rue Saint-Honoré,
à la surprise des passants. Quelques jours plus tard,
le Petit Journal (25) publiait une lettre adressée
à Monsieur le rédacteur en chef qui expliquait
à l'aide du dictionnaire de Bescherelle dans quelle langue
nous avions chanté: « C'est une langue douce et
harmonieuse que parlent les Češi, nom qui se rend en français
par Tchèques ». Le seul mot tchèque qui commence
à s'acclimater à Paris - écrivait le correspondant
Léon G. - est « pivo » = bière, et les
clients fidèles et connaisseurs du Café Saint-Roch
n'utilisent pas d'autre vocable que « pivo »pour réclamer
à boire. Dans ce café qui achète des quantités
importantes de bière de Litoměřice, l'emblème
tchèque - lion blanc en champ rouge - se détache
sur le mur.
On pourra rencontrer
par hasard ici ou là un Tchèque voyageant pour
ses affaires ou son plaisir. Au Théâtre français,
des Juifs assis à côté de nous nous abordèrent
joyeusement en tchèque bien qu'il fût clair - à
la façon dont ils estropièrent les mots -qu'ils s'exprimaient
rarement en cette langue en Bohême. Un jour que je sortais
du Louvre, un homme de taille moyenne se planta devant moi.
« Hongrois ou Polonais? » me demanda-t- il. « Tchèque
- lui répondis-je. - Savez-vous le tchèque? »
-« Comment ne le saurais-je pas puisque je suis Slovaque! »
Il arrivait directement de La Havane et avait l'intention d'aller
combattre avec les Polonais. Une autre fois, je passais rue
Mouffetard en venant des Gobelins avec un de mes amis : un boucher
se tenait devant son échoppe en nous observant attentivement.
À peine nous entendit-il parler qu'il s'annonça joyeusement
par le mot « řezník ».(26) , se signalant ainsi
comme un honnête petit Slovaque.
Un homme qui a du sang
tchèque et ne connaît pourtant pas un traître
mot de tchèque vit aussi à Paris. Il s'agit du
comique et pierrot Deburau, fils du célèbre Jean
Gaspard Deburau (Dvořák) qui s'est installé en France
sous Napoléon 1er, à la suite d'un
étrange destin. Deburau Père était le comique
le plus apprécié de Paris et, grâce à
lui, une ère nouvelle avait commencé dans le monde
dramatique français ; des écrivains de premier ordre
rédigeaient alors sa biographie.(27) Son fils Charles,
lui, fut longtemps le fleuron du Théâtre des Funambules
: cependant ce théâtre était en cours de
démolition et de déménagement ; il faisait
des tournées en province au début de mon séjour
et je lus à Fontainebleau l'annonce d'un de ses spectacles.
Plus tard, il déménagea dans un théâtre
en plein air, sur une île du bois de Boulogne. Le temps
était pluvieux et incertain et, alors qu'une représentation
devait être donnée et que je m'étais rendu
sur place, le spectacle n'eut pas lieu, le public ayant été
effrayé par les risques d'intempérie.
Il est bien connu que
les Français sont très ignorants des choses tchèques.
Le visiteur doit chercher des références à
la Bohême comme il chercherait des perles précieuses
dans la rivière Otava. Le comte Clam-Martinic {28) est
la seule personnalité tchèque dont le visage soit
connu : j'ai même trouvé sa photographie dans des
albums exposés chez les bouquinistes. J'ai vu aussi une
enseigne « Au royaume de Bohême » - au dessus
d'un atelier de verrerie - et l'inscription « exposition
permanente, cristaux de Bohême » dans l'un des nombreux
passages de Paris.
Quelques lignes du
catalogue du Conservatoire des Arts et Métiers m'ont
particulièrement intéressé. Il est mentionné
à propos de l'énumération des moulins à
vent : « Les moulins à vent ont été
introduits en France et en Angleterre, pendant les croisades,
autour de 1040. Il semble qu'ils aient été utilisés
en Bohême depuis 718 et qu'ils y aient précédé
les moulins à eau » (Heringius : Tractatus
de molendinis, etc., imprimé en 1625).
Outre la grande inscription
« Ambassade autrichienne » de la rue de Grenelle-Saint-Germain,
d'autres noms - même s'ils ne suscitent pas un enthousiasme
extrême - évoquent notre plus grande patrie, l'Autriche.
Une grande tour de guet baptisée tour Solférino,
a été construite sur la colline de Montmartre
d'où l'on a le plus beau panorama sur tout Paris. Les vers acrostiches
imprimés sur le billet qui représente la tour
commencent ainsi : « Ton nom, Solférino, comme
un écho de gloire... ». Solférino, Magenta,
et autres batailles où les Français ont pris le dessus sur les
Autrichiens sont les sujets de grands tableaux de Versailles,
anciens et récents, parfois magistralement réalisés.
Un des plus anciens montre la prise de Prague en novembre 1741
et les Pragoises y sont présentées en costume
national... de paysannes souabes. Je ne dois pas oublier non
loin de Paris, à Vincennes, le café « A l'Autriche »,
dont les patronnes sont trois sœurs tchèques.
Il y a beaucoup d'autres
Slaves à Paris. Des écrivains russes de premier
plan passent au moins quelques mois par an dans la capitale
et j'y ai fait aussi la connaissance de l'excellente Maria Markovyč
{29), la Božena Němcova (30) de l'Ukraine, dont les beaux
contes écrits sous le pseudonyme de Marko Vovčok
sont également connus du public tchèque.
Bien entendu, les Polonais
représentent la majorité : une part considérable
de l'émigration vit à Paris, mais on a l'impression
que la jeunesse s'est éteinte. Les Polonais ont leurs
sociétés, leurs écoles et même une
bibliothèque qui compte plus de 100 000 volumes
; mais elle est fermée, ses responsables n'étant
pas à Paris : « Ils sont allés se battre ».
A la chaire slave des
enseignements supérieurs de Paris, le poète Chodzko
a succédé à un autre poète, Adam
Mickiewicz, dont il a été l'ami depuis l'enfance.
Ses conférences sont très intéressantes :
elles témoignent de connaissances philologiques étendues
et d'une culture universelle. Chodzko est un bon connaisseur
de la littérature tchèque (31) et je l'ai entendu
faire un cours approfondi sur les écrits qu'Erben a consacrés
à la mythologie slave ; il citait toutes ses études,
même celles qui étaient éparses dans les
almanachs et les périodiques. J'ai passé des moments
très agréables lors de ses conférences
et dans sa maison hospitalière aux Slaves.
Les Polonais ont également
leurs propres restaurants à Paris où l'on peut déguster
leur « krupnik, chlodnik, barszcz i zrazy z kasza »
(32). Des hommes, mais aussi des dames élégantes
fréquentent ces restaurants où l'on peut rencontrer de
très intéressantes personnalités. Il est
fort doux d'y entendre parler seulement slave. L'un d'eux se
trouve rue Villedo. Je m'y suis rendu et au moment où nous en
sortions avec mon compagnon, nous avons croisé une femme
de grande taille et d'apparence avenante que mon ami salua avec
respect. C'était une noble Polonaise à qui la
patrie avait demandé le sacrifice si douloureux de son
fiancé, Simon Konarski (33), qui avait été
exécuté en 1837. [...]
- Chapitre
XIII : Les cimetières -