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MASARYK

Giani Stuparich
(traduction française)

 

 

INTRODUCTION

 

Giani Stuparich a vingt-quatre ans lorsque paraissent en 1915, réunis en volume, ses articles sur la nation tchèque. Cette même année, qui est aussi celle de l’entrée en guerre de l’Italie, il s’engage dans le Premier Régiment des Grenadiers de Sardaigne. Triestin de naissance, sa mère est issue de la communauté juive de la ville et son père, istrien, est d’ascendance autrichienne et slave, il est donc considéré par les autorités austro-hongroises comme déserteur. Citoyen du grand empire danubien, Stuparich a débuté ses études universitaires à l’université de Prague en 1912 ; il y rencontre Masaryk; il est séduit par l’aspiration à l'indépendance tchèque qu’il ne peut, lui le triestin, que ressentir avec force et participation. Les informations qui sont la matière de ses articles sont donc de première main, vécues, et empreintes de passion. Mais c’est à Florence, où il poursuit ses études de philosophie sur Machiavel, qu’il rédige pour la célèbre revue La Voce les articles consacrés à la nation tchèque.

Après la victoire italienne de 1918, il complète son ouvrage, la figure de Masaryk y est centrale et l’aspiration à l'indépendance tchèque y apparaît dans toute son exemplarité d’idéal démocratique. On y voit, en transparence, les propres conceptions de l’auteur ; l’expérience tchèque permettant de réaffirmer les exigences morales, mazziniennes, du Risorgimento chères à l’auteur.

Giani Stuparich poursuivra sa carrière littéraire, évoquant de nombreuses fois la Première guerre mondiale (Guerra del ’15, Ritorneranno), en restant toujours fidèle à son idéal démocratique. Durant la dictature, il refusera de prendre la carte du parti fasciste et de participer à ses manifestations. Résistant, il est interné, avec son épouse Elody Oblath, juive elle aussi, dans le camp de concentration de San Sabba, en 1944.
Il meurt à Rome le 7 avril 1961.

Le chapitre ici traduit est le premier de la seconde partie de l’ouvrage « La nation tchèque » publié en 1921 et réédité en 1969 par l’éditeur Longanesi. Nous reproduisons ici le titre de ce chapitre : Masaryk.

Le traducteur.

 

MASARYK


Nous nous sommes habitués à considérer l’individu non pas comme quelque chose d’absolument clos, et son action dans la société non pas comme une simple force qui s’exerce sur d’autres forces, mais comme une unité qui résume dans sa particularité l’humaine universalité. Dans l’histoire de toutes les nations, il existe des hommes qui, alors qu’elles connaissent le moment fondamental de leur développement, ne font qu’un avec elles ; ils ne font pas que les représenter, mais, à travers la puissance d’expression de leur individu, ils en sont l’essence. A tel point que, si nous voulons saisir la vie d’un peuple à son faîte, nous devons avant tout considérer ses héros.
Et c’est ainsi que Masaryk est un héros pour les Tchécoslovaques. 

Savoir ce que cet homme a réalisé et ce qu’il vaut signifie connaître l’intensité civile atteinte par la nation tchèque et ce dont elle est capable dans la culture européenne.

Tomáš Garrigue Masaryk naquit en 1850 à Hodonín en Moravie, tout près de la frontière avec la Slovaquie, dans une région où les traditions et le dialecte sont slovaques. Il est donc le fils de cette terre de transition entre les deux branches nationales tchèque et slovaque qui fut le berceau, si l’on peut dire, des grands personnages de la Bohême ; terre qui amalgame et harmonise les deux caractères : la ténacité et l’esprit d’entreprise du Tchèque, commerçant aux idées larges ou industriel compétent, et l’intelligence passionnée et pleine d’imagination du Slovaque, paysan attaché de façon mystique à sa terre fertile ou montagnard taciturne et rêveur.

Né de parents pauvres qui le destinaient au métier de forgeron, il sut, grâce à sa volonté et à son talent d’autodidacte, parvenir aux études universitaires. A Prague, l’université tchèque n’existait pas encore, elle ne fut conquise -c’est le terme qui convient- qu’en 1882; il étudia donc à l’université de Vienne, où il eut immédiatement l’occasion de devenir le chef spirituel d’un groupe de jeunes compatriotes. A la différence des autres cercles estudiantins, ces jeunes gens ne se réunissaient pas pour se divertir avec légèreté, mais pour étudier et discuter ; discuter et étudier avec un intérêt particulier les problèmes de leur nation, souffrant sous le joug étranger et, aussi, par la même occasion, des problèmes de l’humanité « toujours indissociables de ceux d’un peuple vivant et réclamant ses droits saints et sacrés », disait Masaryk. Il avait d’ailleurs choisi pour son cercle la devise de Bacon : « Science est pouvoir », et il y avait ajouté cette autre, du grand père spirituel de sa nation, Palack? : « Parvenir au droit grâce à la vérité ».

A trente-deux ans, il est appelé à occuper la chaire de philosophie de l’université de Prague ressuscitée ; son rêve se réalise : enseigner dans sa langue maternelle à des disciples ayant appris cette même langue dès leur tendre enfance, dans une institution indépendante et purement nationale.
Le jeune professeur de philosophie, qui a le regard profond et la voix expressive des Slovaques, réussit dès les premières leçons à réunir autour de sa personne un grand nombre d’auditeurs attentifs et fidèles. Il devient le maître, l’éducateur par excellence, de la jeune génération, de cette génération qui devait se préparer à une lutte tenace et épuisante pour élever à la hauteur d’une civilisation mature un peuple brisé depuis des siècles, enfoui dans les ténèbres de l’inconscience par des siècles de domination ; et après l’avoir élevé, de le faire valoir à la face du monde et le diriger tout entier vers la conquête de ses droits bafoués.

A la tête de tous, Masaryk se met à l’œuvre avec cette foi qui déplace les montagnes et avec cette intelligence aiguë qui blesse comme une épée, taille les gangrènes et fait circuler à nouveau le sang malade.

Son action éducatrice ne suscite pas seulement une vie nouvelle dans le monde tchécoslovaque, mais dans presque tout le monde slave. Ces jeunes Slovènes, Croates, Serbes, Bulgares, mais aussi Polonais et Russes, qui accoururent dans le centre idéal du slavisme, Prague, pour s’imprégner d’une culture à la fois européenne et slave, et qui retournent dans leurs patries pour la diffuser, furent tous élèves de Masaryk. Il suffit de rappeler les créateurs de cette coalition serbo-croate qui fut le premier signe de vie d’une Croatie opprimée et résignée.

Mais où, Masaryk, ce fils d’artisans, cet enseignant qui se professe athée et se bat à fond contre les cléricaux, puise-t-il toute cette foi ? Une foi courageuse et solitaire puisque la tâche qu’il s’est proposée est difficile et terrible ?

Beaucoup de catholiques ne comprendront pas quelle a pu être ni quelle peut être la source de la foi de Masaryk, car sa religion n’est pas la religion d’une Eglise, mais celle de l’Homme. Une religion qui porte en elle le germe pérenne de l’évolution, la conviction de sa propre rationalité et de sa propre conséquence ; on ne l’atteint pas grâce à un simple « credo », mais grâce à une expérience hérissée de difficultés et une longue préparation intérieure. De fait, c’est ainsi que Masaryk y parvint.

A une époque de l’histoire européenne où un subjectivisme romantique exaspéré s’opposait à un positivisme matériel, où un dogme s’opposait à un autre, Masaryk s’était replié dans la méditation, sans a priori ; il s’était retiré dans le doute fertile de Kant et dans le scepticisme riche de possibilité de Hume ; ses études et ses publications sur les deux grands philosophes en témoignent, qui furent publiées à l’époque, vers 1880.

A peine avait-il fini de se plonger dans ces longues et difficiles études, qu’il se tourna vers des problèmes plus actuels et plus importants et les affronta avec cet esprit critique dont il avait fait une arme de conquête dans le domaine spirituel. Ainsi, ni la question sociale ni le problème religieux ne lui échappèrent. Le marxisme ne lui apparaissait pas comme un mouvement pratique, mais comme la tentative d’une conception universelle et, pour cela, alors qu’il ne niait aucunement au socialisme une source pérenne de vitalité au sein de la grande détresse matérielle et spirituelle de tous les peuples (1), il mettait à jour dans la théorie métaphysique qui animait celui-ci une synthèse non réussie de concepts hétérogènes. Il y voyait inscrit profondément, cependant, un fort dessein religieux.

Tout, pour lui, devait aboutir à la religion : c’est-à-dire dans la foi, foi dans l’humanité, dans la vie et le progrès. Il y voyait l’unique bouée de sauvetage de l’homme, malmené d’une négation à une autre, rongé par le scepticisme et affaibli par le doute. Sa religion n’était pas mysticisme, dans le sens d’abandon du sujet. S’il s’était perdu dans la négativité érosive de la philosophie de Hume et dans le criticisme de Kant, peut-être aurait-il cherché à se préserver dans l’acceptation mystique de la grâce, mais il avait franchi ce pas important qui, automatiquement, et sans recours extérieurs, en préserve : il dépassait la critique comme négation pour l’utiliser comme construction. Dans Tentative d’une logique concrète, publié deux ans après son travail sur Hume en 1885, il tend à une organisation universelle des sciences, un travail, par conséquent, d’élaboration gigantesque. Cela ne lui réussit pas; ses critères sont trop superficiellement empiriques, et cela est naturel : une organisation des sciences, qui ne tombe pas dans les casiers du positivisme, est réservée aux générations futures ; mais on ne doit pas lui refuser deux grands mérites : celui d’avoir compris la philosophie comme étant l’incitatrice et l’organisatrice de toutes les fonctions spirituelles et donc immanente à toute science particulière et capable de les comprendre toutes, et, ensuite, d’avoir eu l’intuition de la continuité historique de la pensée, même s’il développa peut-être trop l’analyse concernant les penseurs qui tentèrent un système des sciences dans l’ordre du temps.

Dès lors, sa tendance à concevoir les choses de façon harmonique et concrète le portèrent d’un système des sciences insuffisamment homogène, et donc insatisfaisant, à un sens accompli et profond du religieux qui, pour lui, n’a rien de transcendant, mais est comme le flux vivant dans lequel l’individu, en s’y plongeant, se sent en relation avec toute l’humanité. Aucun danger que cette humanité ne devienne abstraite pour lui, car un sens historique bien enraciné en lui lui permettait de personnifier les manifestations de l’esprit humain, lui faisait voir de manière distincte cette humanité philosophique et envisager l’aspect concret de ces unités vitales que sont les nations. Justement, les deux concepts d’humanité religieuse et de nation auxquels parvint sa spéculation lui permirent d’éclairer nombre de problèmes actuels. Il critiqua le marxisme, comme nous avons vu, dans son ouvrage Question sociale (1898) en se basant sur ces concepts : il put lui opposer que l’internationalisme et le nationalisme ne sont que deux aspects d’un seul processus. Dans sa religion de l’humanité, il revendiqua le droit à la foi en sa propre nation et au nom de cette religion de tous il combattit l’autocratie et le cléricalisme.

Mais le moment le plus fécond dans le développement de ces deux concepts de religion de l’humanité et de nation fut celui où ils s’interpénétrèrent. Il laissa alors ces problèmes plus généraux qui avaient de manière exclusive employé les spéculations de son esprit et se tourna vers un problème immédiat et particulier qui engageait sa chair et son sang, celui de la nation qui lui avait donné son individualité. La tâche qu’il se proposa fut de scruter le fond de sa propre individualité, pour pouvoir la rendre à sa nation comme conscience ; en d’autres termes, scruter l’histoire de sa nation pour trouver sa signification intérieure.

Arrivant historiquement en troisième position , Masaryk replaçait ainsi sa nation, après Palacký e Havlicek, sur des bases historiques concrètes. Surtout, grâce à sa compréhension globale et à son intuition profonde, il lui donna une philosophie, fondée sur la morale ; renouant avec Hus et Comenius, il éduqua sa nation à vivre activement et sincèrement.

Son activité concrète est déjà importante à ce moment-là, elle fut même toujours l’essentiel, comme nous le verrons. Mais arrêtons-nous maintenant un peu sur ses idées concernant le caractère et la tâche historique du peuple tchèque. Il les exprima dans diverses œuvres critiques sur l’histoire nationale : ses études sur Jan Hus, sur Karel Havlícek, sur Palacký, sur la Question tchèque et sur la Crise actuelle.

Comment la nation tchèque a-t-elle pu renaître après plus de deux siècles de disparition, se demande Masaryk, et il répond : certes la philosophie allemande, de Herder à Hegel, a profité au mouvement de renaissance de la nation tchèque, mais cette aide qui lui est venue de la nation voisine n’est finalement qu’une restitution qui lui était due. La réforme du tchèque Hus est passé, l’heure venue , avec tout son patrimoine d’idées, dans la réforme de l’Allemand Luther, laquelle à son tour a donné l’élan originel à la philosophie allemande. Et c’est pour cette raison que, de même, le premier historien de la nation tchèque renaissante put revenir à Hus : son histoire des Hussites semble, en effet, dans la simplicité granitique qui la distingue, une épopée de l’impératif catégorique. L’élément historique religieux (Hus) s’incorpore donc dans l’élément rationnel (Kant). En d’autres mots, l’exigence d’une élévation morale (Hus) se concrétise dans l’harmonie limpide entre caractère et intellect (harmonie qui devient l’idéal historique du peuple tchèque). En effet, dans l’épreuve que le destin lui impose, dans le contraste continuel entre germanisme et slavisme, le peuple tchèque a toujours été vainqueur, uniquement par supériorité spirituelle : la victoire des Hussites n’est pas à chercher dans la fureur de la révolte, mais dans le gaillard enthousiasme des âmes. Seul cet enthousiasme peut fournir une arme victorieuse. L’idéal qui a illuminé le chemin du peuple tchèque n’est pas l’impérialisme d’une nation, mais l’humanité de cette nation. Au-dessus de l’Etat, dit Palacký, se trouve la nationalité : maintenir et développer sa propre nationalité est un devoir moral et une loi intérieure qu’aucun ordre positif ne peut abolir. Le Tchèque, s’il ne doit pas être Tchèque, il lui importera peu de devenir plutôt Russe qu’Allemand ou Magyar.

La plénitude d’une réalité qui se reconnaît elle-même et la fierté de cette vérité face aux autres sont donc les idées qui ont redonné vigueur à la nation. La vie politique ne peut être tout : l’indépendance politique ne sauve pas un peuple. Les Tchèques ont été libres spirituellement, puis ne le furent plus, maintenant ils reconquièrent lentement cette liberté –disait Masaryk avant que n’éclate la guerre- mais ils doivent la reconquérir complètement. Il est bien de se réclamer de la religion du passé et de l’avouer présentement, mais les paroles ne suffisent pas.

Le point faible de la génération politique avant la guerre était justement celui-ci, que le formalisme avait tué la réalité intérieure. Et Masaryk voulut reconduire sa nation à la réalité intérieure, fortifiée pour affronter toutes les éventualités futures. Il ne faut pas oublier que c’est justement grâce à lui que la nation se trouva spirituellement prête et à la hauteur de l’événement historique lorsque éclata le conflit européen.

Masaryk fit, lui le premier, le pas décisif de la pensée à l’action. A vrai dire, il ne s’agissait pas d’un pas mais d’une continuation entre sa pensée active et son action rationnelle. Il ne fut jamais un penseur systématique, son activité fut toujours plutôt éducative et de la façon la plus vivante possible : ce n’est pas tant dans ses livres, écrits à la hâte et bouillonnants, qu’on le rencontre dans son intégrité, mais bien dans son œuvre morale quotidienne, comme un Maître qui sait toucher, approfondir et rechercher dans l’intimité de ses racines tous les problèmes singuliers qui peuvent se présenter à une jeune nation aux forces nouvelles et aux idéaux fervents.
Sa position pratique initiale, maintenant que nous connaissons les principes de sa pensée, se présente à nous clairement : face à la spéciosité de la vie et à la rigidité du dogme, il s’affirme comme extrêmement critique et impitoyablement subversif.

Il avait aussi éduqué ses disciples à abattre avant de construire. Un beau jour, vers 1890, on vit sortir de l’université un petit groupe qui brisa et jeta bas, sans rémission, idoles et statues surannées dont la gloire était usurpée. Si l’université vint à être une libre république à l’intérieur de l’Etat conservateur et réactionnaire de la bourgeoisie nationaliste, ce fut un mérite de Masaryk.

Le veau d’or était alors représenté par deux manuscrits. Les fameux manuscrits dits de Zelená Hora et de Králové Dvúr (a), des noms des lieux où ils avaient été retrouvés. Le premier contenait un fragment de poésie épique, l’autre un recueil de chants lyriques et héroïques. Il s’agissait de documents sacrés et saints sur lesquels les patriotes se basaient pour démontrer l’ancienneté (quatorzième siècle) et la grandeur de la poésie tchèque : elle avait donc eu, elle aussi, son Homère, son Ossian. Les considérer avec irrévérence signifiait salir l’honneur national, douter de leur sainteté voulait dire jeter dans la boue le prestige de tant d’années de gloire. Goethe lui-même avait appris le tchèque uniquement pour connaître dans le texte original le Králové Dvúr, en avait fait les louanges et en avait traduit un chant, Das Sträusschen !

Mais l’esprit tchèque, qui était passé par les grandeurs individuelles d’un Hus et d’un Havlícek, pouvait-il accepter que ses fondations reposent sur du faux ?

Jan Gebauer, ami de Masaryk, avec un sérieux et une froideur héroïques, démontra, en se fiant uniquement à l’étude philologique, que les documents étaient faux et que le falsificateur ne pouvait être que ce Václav Hanka, bibliothécaire, romantique fervent, qui en 1817 et 1818, avait annoncé leur découverte.

Un chœur de protestations se leva. Les nationalistes hurlèrent, traitèrent de fou le vieux philologue, ouvrirent les portes à toutes sortes d’indignités. Alors, sous ce feu d’insultes, d’attaques acharnées et de jurons, Masaryk et ses disciples se jetèrent dans la mêlée pour défendre la vérité et combattre jusqu’au bout le mensonge. La question, du domaine scientifique, fut portée au centre de la vie nationale. Au bout de quelques années, on ne parla plus des fameux manuscrits. L’importance de cette lutte, en apparence seulement littéraire, qui se combattit durant la décennie qui précéda le vingtième siècle, fut reconnue plus tard par tous les Tchèques. La petite revue Atheneum, fondée par Masaryk en 1883, non seulement soutint l’assaut de tous les journaux politiques les plus influents, parmi lesquels Národní Listy, mais contraint l’opinion publique à changer d’avis. Elle l’habitua à la critique.

C’est avec la seconde revue de Masaryk, Naše Doba (Notre époque), qui remplaça l’Atheneum au bout de dix ans d’existence et resta jusqu’à la guerre la meilleure revue tchèque, que démarra la critique qui révolutionna l’art, qui posa des problèmes esthétiques sérieux qui engagèrent les jeunes poètes dans une recherche nouvelle d’originalité, les soustrayant à l’influence malsaine des Allemands afin de les rapprocher de l’esprit russe, avec lesquels ils partageaient une origine commune, et des littératures anglaise et française.

Le même principe qui avait soutenu l’action de Masaryk dans le domaine culturel fut à la base de son activité politique. Tout comme dans la culture, en politique, Masaryk combattit sans répit la rhétorique, le romantisme et le dogme ; il ne fit pas que prêcher, mais donna aussi l’exemple d’une politique basée sur la réalité, démocratique et, surtout, sincère.

Un certain nombre de personnes virent avec regret Masaryk renoncer à l’enseignement et restreindre son travail scientifique pour se dédier complètement à la politique. Ils eurent tort, car son activité, à ce moment justement, atteint sa plénitude. Son véritable mysticisme put se manifester avec plus de visibilité. Un mysticisme actif et rationnel, c’est ainsi que je l’appellerais, bien que cela semblât une contradiction, mysticisme de l’acte et du réel, non seulement pensée-action, mais concentration de la pensée dans l’acte. La foi, voilà pourquoi le mysticisme, sans laquelle le réalisme se réduirait à un simple positivisme. Ce fond spirituel qui est le sien nous fait comprendre la raison pour laquelle il s’est tourné vers la politique ainsi que la pleine signification de son action. Fils d’un peuple qui tend à formuler sa tâche au sein de l’humanité et, dès qu’il entre en politique, citoyen d’un Etat qui va de l’avant avec peine, grâce à sa force d’inertie uniquement, par compromis, au moyen d’intrigues d’hommes sans envergure, il sentit la nécessité d’un caractère politique.

Le manque de conscience civile en Autriche fut la raison pour laquelle toutes les nationalités souffrirent d’incertitude et d’anémie dans chacun de leurs actes et dans chacun de leurs projets. L’hypertrophie politicarde en fut un symptôme. Tous cherchaient à se détruire les uns les autres en utilisant l’astuce, les coups bas, les anarchismes frondeurs ou les conservatismes en apparence démocratiques. Les coulisses étaient indispensables à ce théâtre où se déroulait chaque action : un machiavélisme auquel manquait le nerf du machiavélisme.

Masaryk y opposa la simplicité de sa foi, la substance et l’obstination de la vérité. Dans un pays où l’on laissait le public dans une antichambre de vaines discussions, pour gouverner, administrer et juger en cachette, sans appel et sans aucun sens de la responsabilité, il frappa à toutes les portes : nous avons le droit de voir ce que vous faites ! Si, indignés, ils la lui refermaient au nez, il frappait à nouveau sans se démonter. La soi disant démocratie de certains partis de l’ancienne Autriche, qui en étaient, en réalité, encore très ignorants, consistait à crier, jurer avec fureur ; mais elle s’apaisait dès qu’on lui lançait une offense bien sentie : cet homme, au contraire, démocrate dans le sang, pénétrait dans les ministères et se faisait montrer les actes du pouvoir grâce au simple droit qu’il avait de les voir, venait s’asseoir dans les salles des procès et protestait quand ils n’étaient pas conduits légalement, il écrivait aux ministres de citoyen à citoyen et il ne se privait pas de leur reprocher tout manque à leur devoir. Dans certains Etats traditionnellement libéraux tout cela est naturel , mais en Autriche c’était un héroïsme singulier, un apostolat démocratique. Quand donc, avant Masaryk, avait–on entendu, en Autriche, protester contre une condamnation pour homicide rituel ? Masaryk fit en 1899 un véritable campagne pour la révision du procès de Polna, au cours duquel on avait condamné un juif accusé d’avoir tué un enfant pour un rite occulte, s’attirant ainsi l’inimitié des sphères qui l’avaient mis en scène et l’impopularité parmi les masses superstitieuses. Qui se hasardait, dans un pays avec un parlement à majorité cléricale et à minorité…opportuniste, à dire simplement et calmement son fait aux responsables de cette honte civile que fut l’affaire Wahrmund (b) ? Masaryk le fit au nom de la liberté de pensée qui fait qu’il n’est pas permis de se taire à un homme qui dans les limites strictes de la science atteint des vérités non orthodoxes.

Si la politique intérieure autrichienne fut entourée d’un certain voile, la politique extérieure était, quant à elle, inattaquable, par droit divin ; ceci n’empêcha pas qu’on fît aux diverses délégations de l’Empire de grands discours diplomatiques qui concernaient les quatre coins du monde. Les délégations, le parlement commun de l’Autriche et de la Hongrie pour les affaires de politique générale et surtout de politique étrangère, existaient et on pouvait même y faire des discours importants : mais il s’agissait de phrases inutiles : le ministre des affaires étrangères, avec l’empereur, faisait ce qui était l’intérêt suprême de la …cour. Masaryk, qui connaissait son monde, n’allait pas aux délégations pour secouer les ministres des affaires étrangères austro-hongrois, il savait qu’il n’en obtiendrait rien, mais il les attendait au tournant sur des affaires de seconde importance dans lesquelles ils se croyaient invulnérables. Un ministre des affaires étrangères avait l’habitude de falsifier, avec la complaisance de certains historiens de renom, les documents qui devaient servir de base à son action politique. Très rarement les doutes concernant ces falsifications filtraient et étaient présentés à la connaissance de l’opinion publique. Mais en 1908, par quelque indiscrétion ou erreur de procédure, un scandale éclata. Un procès monstre fut immédiatement improvisé qui devait condamner la partie civile et absoudre le ministre des Affaires étrangères. Masaryk ne prépare pas un bel étal de phrases à asséner aux délégations, il étudie au contraire quelques documents et renforce cette étude par un peu de philologie. Friedjung (c) arrive alors au procès comme simple témoin : un poids énorme est prêt à écraser la vérité et à sauver ainsi le prestige du comte Aehrenthal ; Masaryk place son levier sous le point d’appui exact, renverse tout et montre à l’Europe –l’Autriche ne sut pas le voir- la pourriture des fondations sur lesquelles se basait la politique étrangère de l’Empire.

Durant la guerre balkanique, au milieu des intrigues qui se préparaient pour justifier une attaque soudaine dans le dos de la Serbie, Masaryk s’interposa (2). Encore ce casse-pieds ! (A l’époque, deux seulement de ce genre de fouineur importun auraient suffi à révolutionner l’Autriche). Mais le gouvernement autrichien s’était obstiné à suivre la voie qui devait le conduire à sa ruine et à celle de son Etat. Ce fut, tout compte fait, un bien pour la Tchécoslovaquie, mais, à l’époque, Masaryk voulait éviter le saut terrible dans l’obscurité de la guerre.

Son action solitaire eut toutefois une force irrésistible ! Cet homme calme, froid, aux paroles comptées, fut une hantise pour certains hommes politiques autrichiens « grand style ».

Il n’épargna pas même sa nation : comme en science et en littérature, il ne laissait pas échapper une occasion politique pour mettre le doigt dans la plaie et donner une leçon de sincérité et de moralité. Lors du scandale Sviha, qui perturba la vie politique tchèque durant les années qui précédèrent la guerre et qui fut une conséquence de la corruption des partis nationalistes tchèques, Masaryk prit une position personnelle courageuse (3). En défendant Sviha, ce n’est pas un homme qu’il défendit, ni même un parti qui ne jouissait pas de ses sympathies, mais il s’opposa à la légèreté avec laquelle, en politique, on s’accuse et on néglige les conséquences les plus lourdes en se basant sur des documents incertains et des suppositions nébuleuses. Il avait à cœur de démontrer que les documents que l’on faisait valoir ne pouvaient permettre de déduire que Sviha fût un agent provocateur payé par la police autrichienne. Et quand les jurés prononcèrent malgré tout la sentence de condamnation, Masaryk ne s’avoua pas vaincu et demanda la révision du procès.

Quoiqu’il en soit, ce procès somme toute local lui donna l’occasion de mettre en lumière l’immoralité des mécanismes de la politique intérieure autrichienne. Les vrais témoins, qui auraient pu apporter la lumière sur cette affaire, c’est-à-dire les employés de police eux-mêmes, étaient contraints de rester bouche cousue par le secret professionnel. Enfin, lorsque plus tard le ministre lui-même, qui avait refusait de se retirer, invita Masaryk à participer à la conférence pour le compromis germano-tchèque, ce dernier lui envoya une lettre ouverte dans laquelle, se référant au procès Sviha, il écrivit qu’il ne collaborerait pas avec un ministre déloyal , lequel, parmi les outils de sa politique, utilisait la basse corruption ou, pour le moins, dans le cas où Sviha n’aurait pas été en réalité un confident de la police, avait permis qu’un innocent fût condamné.

Quelle étrange obstination dans la sincérité ! Etrangère à la politique où la morale se brise en cent facettes, plus étrangère encore à la vie politique de l’ancienne Autriche ! C’est pourtant celle qui fit de Masaryk la personnalité la plus originale parmi les Tchèques.

Kramár (d) se distingue justement à cet égard de Masaryk de façon importante : il fut un homme politique sérieux, très cultivé, prompt, mais dans la lignée des hommes qui nous sont coutumiers : profiter du moment, jouer juste ; seul idéal : réussir. Masaryk, au contraire, personnifia, dans l’Autriche corrompue, la tentative –digne d’être prise en considération par toute l’Europe, parce que nouvelle- d’une politique éthique, d’une vie publique dont la force serait l’impératif moral de la sincérité et dont la cohérence dériverait d’une rationalité puisée dans le réel.

Le caractère de cet homme et son activité antérieure à la guerre, toute dirigée à élever intérieurement le peuple tchèque et à le rendre, à l’extérieur, libre et fort, expliquent parfaitement comment, venu le moment tragique de la guerre, il sut saisir avec promptitude, et avec une lucidité merveilleuse et visionnaire, le destin de son peuple et le porter triomphant à travers les épreuves les plus dures à la réalisation de ses aspirations.


Notes de l’auteur

(1) Masaryk fut un des premiers en Bohême à informer les intellectuels de la nécessité pratique du socialisme et à soutenir le mouvement ouvrier tchèque. Quand, de toutes parts, on accusait les socialistes de trahison nationale, il en prit la défense.

(2) Durant l’affaire Prochazka et les obscures complications qui menaçaient de conduire les deux Etats à la guerre, Masaryk tenta une opération directe de médiateur entre les cercles politiques autrichiens et serbes, cherchant à élucider la réalité. Il semble qu’il se soit rendu avec des propositions concrètes du gouvernement serbe chez le ministre Berchtold, alors ministre des Affaires étrangères, mais que celui-ci l’ait accueilli froidement et n’ait rien voulut savoir de ses bons offices d’intermédiaire. Pardi ! Un homme qui n’avait pas sa langue dans sa poche, pas même devant son illustre prédécesseur, le conte Aehrenthal !

(3) Sviha, député du parti socialiste national fut accusé par le parti des Jeunes Tchèques d’avoir référé plusieurs fois à la police autrichienne les compte-rendus secrets de son propre parti. Naturellement, de cette manière, les Jeunes Tchèques lançaient un coup retors au parti socialiste national qui aurait donc toléré, à sa tête, rien de moins qu’un indicateur de la police.


Notes du traducteur

(a) Zelenohorsky et Kralovedvorsky

(b) Ludwig Wahrmund (1860-1932) : philosophe autrichien. L’Etat austro-hongrois et l’Eglise jugeaient son modernisme beaucoup trop anticlérical. Il subit une mutation disciplinaire à l’université de Prague.

(c) Henry Friedjung publia le 25 mars 1909 un article accusant les leaders du parti serbo-croate d’avoir reçu des subsides du gouvernement serbe, ennemi de l’Autriche. Ils lui intentèrent un procès au cours duquel il fut prouvé que les documents utilisés par Friedjung pour étayer ses accusations avaient été forgés de toutes pièces.

(d) Karel Kramar (1860-1937), leader du parti des Jeunes Tchèques. Il poursuivit une politique de coopération avec le gouvernement autrichien pour obtenir l’indépendance tchèque. Russophile. Durant la guerre, il fut condamné par l’Empire aux travaux forcés pour trahison.

 

 

Traduit de l’italien par Michel Guéneau

(21 avril 2007)


 

 

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