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La littérature tchèque après 1945
On considère généralement l’année
1945 comme un tournant significatif pour la façon de fonctionner,
le rôle, mais aussi les différentes thématiques
de la littérature tchèque. Néanmoins, tout
comme pour d’autres périodes, il est impossible de
parler de rupture datable de manière claire et distincte.
D’une part, la période qui précède, celle
de l’occupation allemande, connaît elle aussi certaines
phases de développement et de changements (la littérature
tchèque en 1940 est, du point de vue de ses possibilités
de fonctionnement, radicalement différente de celle de l’année
1943) ; d’autre part, on considère et on interprète
l’année 1945 elle-même comme un pas en avant
dans deux directions simultanées : un retour en arrière
et une nouvelle voie. La période de la guerre et de l’occupation
constitue une rupture indiscutable : non seulement la continuité
de la vie est interrompue (avec la mort de Vladislav Vancura, Jaroslav
Kratochvíl, Bedrich Václavek, etc.), celle des œuvres
également (du point de vue de l’édition, Egon
Hostovský ou Vítezslav Nezval par exemple en viennent
à se taire, pour différentes raisons), mais encore
la continuité des différentes façons de lire
– la littérature acquiert une fonction résolument
allégorique et tient à nouveau le rôle d’instrument
ayant un large impact social, politique, voire patriotique. C’est
pourquoi on considère l’année 1945 comme une
période où la littérature tchèque renoue
avec une tradition momentanément interrompue, comme un retour
à elle. Et il s’agit également d’un retour
à l’époque de l’occupation : une grande
partie des publications des années 1945-1947 tient du «
témoignage » d’une époque révolue,
qu’il s’agisse de l’ascension des genres autobiographiques
(mémoires, journaux) ou de la poésie politiquement
engagée, interdite pendant la guerre.
Le contexte de l’occupation entraîne
une forte expérience du contrôle de la littérature
par les institutions (censure, autocensure, littérature envisagée
comme outil social) ; il voit le rétablissement du concept
de littérature comme « conscience d’un peuple
», mais est aussi le terreau de nouvelles impulsions qui permettent
un développement immanent de la littérature. Pendant
l’occupation, la poésie existentielle se distingue
comme un courant possible (l’ouvrage collectif Jarní
básnický almanach 1940 [L’Almanach
poétique du printemps - 1940], avec par exemple les
textes de Jiří Orten ou de Hanuš Bonn), mais on assiste
surtout à la cristallisation de la poétique incroyablement
novatrice de Skupina 42 (Le Groupe 42), avec notamment
Jiří Kolář, Ivan Blatný et Josef Kainar. Non
seulement la poésie, mais aussi la prose, essentiellement
de la jeune génération, sont marquées par une
certaine ouverture envers toute nouvelle façon de concevoir
le rôle de l’homme dans le monde et envers toute nouvelle
poétique, et ce pas seulement du point de vue de la tradition
tchèque qui précède. La nouveauté en
elle-même devient une valeur positive. Et les premières
années d’après-guerre viennent encore renforcer
cette recherche de voies nouvelles : les interconnexions entre littérature
et art, littérature et philosophie, littérature et
politique se renforcent. L’espace littéraire tout entier
des années 1945-1948 devient créateur de « programmes
» : la critique littéraire se tourne vers des questions
d’ordre non seulement culturel, mais aussi politique, et la
littérature recherche quant à elle de nouveaux modèles
mythologiques, ainsi qu’une nouvelle forme de message idéologique
et percutant. Dans le domaine de la prose, le schéma simpliste
et en noir et blanc d’explication du monde collectif de Němá
barikáda (La Barricade muette, 1946) de Drda
coexiste avec les éditions tchèques des œuvres
d’Egon Hostovský datant de la guerre et d’après-guerre,
dans lesquelles le monde devient au contraire une sphère
indistincte où se jouent les forces du destin.
Entre 1945 et 1948, la publication de textes écrits
pendant l’occupation se mêle à celle de nouvelles
œuvres, de sorte que l’idée d’un progrès
et d’un développement permanent reste dissimulée.
On recherche des conceptions globales et synthétiques, et
les manifestation collectives apparaissent tout naturellement, que
ce soit sous forme de soirée de poésie (cycle des
soirée de ofín, pendant l’hiver 1947-1948)
ou encore l’appartenance à une plateforme de publication
collective. Le volume de livres publiés recommence à
augmenter : en 1945, on enregistre un peu plus de 3 500 publications,
c'est-à-dire un volume équivalent à la période
allant de 1942 à 1945, en revanche, on compte plus de 5 500
titres en 1946 et plus de 6 000 en 1947, ce qui dépasse même
les chiffres précédant l’année 1940.
On observe par ailleurs dans l’ensemble des
changements significatifs en ce qui concerne le genre et la thématique
des œuvres publiées. La poésie tire son matériau
de la langue du quotidien ; elle cesse de mettre en avant les aspects
mélodiques et analytiques fondés sur la métaphore
et le symbole pour puiser son inspiration dans l’exclamation,
le cri, le discours décontextualisé, qui tous s’insèrent
dans le texte poétique. Cette tendance constitue non seulement
le principe même de la poétique du Groupe 42, mais
il est également présent dans les travaux des surréalistes
(comme Karel Hynek ou Zbyněk Havlíček), dans l’œuvre
d’après-guerre de František Halas (A co?
[Et alors ?], publié en 1957), de Hrubín
(Hirošima [Hiroshima], 1948), mais aussi
de Zahradníček (La Saletta [La Saletta],
1947).
Quant à la prose de cette époque,
elle interroge le rapport entre l’individu et l’histoire,
à travers l’analyse des expériences des années
de guerre, expériences du reste souvent autobiographiques,
mais aussi à travers la recherche des éléments
stables et valides qui composent ces deux objets : elle voit d’une
part l’individu comme désaxé, troublé
à jamais par les évènements de l’histoire
(Mucha, Hostovský, Weil), et elle propose de l’autre
de résoudre le problème par la capacité de
l’individu à s’identifier à un collectif
qui lui convienne (Drda, Jariš, E. F. Burian).
La disposition à résoudre à
l’aide de la littérature les questions d’ordre
politique et social, dans lesquelles le « vieux » serait
remplacé par du « neuf » (Jobova noc
[La nuit de Job], de Hrubín, Rudoarmejci
[Les soldats de l’armée rouge], de Holan),
constitue déjà un cadre nécessaire à
l’idée de littérature dirigée par les
institutions. De la même manière que le fonctionnement
du cinéma ou du théâtre a tendance à
s’institutionnaliser, le rôle des associations d’écrivains
au sein de la littérature (Syndikát spisovatelu, Le
Syndicat des écrivains) et des liens entre le monde de l’édition
et le « ministère de l’information » augmentent
considérablement. Une part significative des écrivains
accueille volontiers l’aboutissement de tout ce processus
par le coup d’Etat de février 1948 ; il semble que
les valeurs esthétiques n’aient pas su satisfaire un
désir de « comportement civique », de rapprochement
entre la vie et l’œuvre (avec des interdictions de publier,
pour manque de « comportement civique » de la part de
l’auteur, dans le cas des procès politiques, comme
celui de Jakub Deml), enfin d’une influence effective du texte
sur le contexte.
L’année 1948 constitue elle aussi
une rupture en ce sens que les tendances qui existaient jusqu’alors
éclatent au grand jour. La seule et unique méthode
utilisable proposée dans le cadre de la littérature
officielle est celle du « réalisme socialiste »,
quoique ses critères soient définis de manière
plutôt vague. La confrontation des attitudes avant-gardistes
des auteurs de gauche des années 30 avec le traditionalisme
tel que le conçoit Zdenek Nejedlý mène à
la victoire du traditionalisme pour la bonne et simple raison que
ce dernier courant a dans les mains les outils institutionnels de
propagande, comme par exemple la manifestation littéraire
« Jirásek », initiée par Zdenek Nejedlý
autour du grand romancier « national » Alois Jirásek
(1851 - 1930), avec concours, festival etc., ou encore le concours
littéraire de « la médaille Fucík »,
d’après le nom de l’auteur Julius Fucík,
exécuté par les nazis en 1943 et auteur Reportá
psaná na oprátce (Ecrit sous la potence).
C’est pourquoi la poésie officielle de la première
moitié des années 50 revient se situer, par son expression
même, quelque part vers les épigones de Sládek
et Vrchlický : on assiste à une mise en vers et un
développement rythmiques laborieux d’une attitude idéologiquement
engagée et déjà donnée, sans qu’il
ne reste aucun espace pour la création, l’imagination,
la métaphore individuelles. De la même manière,
les productions de prose idéologiquement marquée,
dans la veine de « l’édification du socialisme
» (Václav Rezác, Jiří Marek, Zdenek Pluhar),
donnent naissance à un modèle de récit immuable,
dans lequel les variations ne représentent que des particularités,
tandis que l’ensemble vient confirmer une interprétation
mytico-archétypale et toujours identique du monde. Quant
à la littérature produite en exil (toute une pléiade
d’auteurs quittent en effet la Tchécoslovaquie après
1948, comme par exemple Jan Cep, Egon Hostovský, Viktor Fischl,
Ivan Jelínek, Ivan Blatný, Ferdinand Peroutka, Pavel
Tigrid), elle s’inscrit inévitablement dans le domaine
du journalisme politique, lequel tente d’agir sur le cours
des choses en République tchécoslovaque et de corriger
les interprétations officielles, mais elle perd par ailleurs
toute possibilité de communication à travers le rideau
de fer. Des dizaines de textes reste inédits : soit ils ne
sont diffusés que parmi un cercle très restreint d’amis
(cf. les éditions Pulnoc, les ouvrages collectifs des surréalistes,
l’ouvrage ivot je všude [La vie est
partout]), soit ils restent dans les tiroirs des auteurs (comme
c’est le cas pour les œuvres abondantes de Bohumil Hrabal,
Jiří Kolár, Josef Škvorecký ou de Jan
Zábrana).
Tandis qu’en 1948, on compte plus de 5 300
titres publiés, ce chiffre est ramené à 3 600
pour l’année suivante. Le large spectre de revues littéraires
disponibles avant et après-guerre est réduit à
deux ou trois ; et bien que la littérature soit présente
dans des journaux et des revues non littéraires, elle est
conçue, dans ces médias, de façon encore plus
plate et orientée idéologiquement. L’auteur
devient une personnalité publique dont l’œuvre
ne fait qu’illustrer et renforcer les opinions (c'est-à-dire
l’attitude politique). L’œuvre littéraire
devient un produit de fabrication à la chaîne sans
aucun mystère, sans singularité et sans ambiguïté.
Après 1956, on assiste à un relâchement
très relatif, qui laisse un espace réduit aux traits
individuels de l’œuvre et à la conscience de sa
valeur propre, laquelle repose sur le talent et le travail de l’auteur
et non sur son attitude idéologique. Dans le domaine de la
poésie, c’est la naissance du courant de la «
poésie du quotidien » (« poezie všedního
dne », avec la génération qui entoure la revue
Kveten), la publication de Mistr Sun o básnickém
umení (L’art poétique de maître
Sun, 1957) de Viktor Kolár, les débuts de Jan
Skácel, enfin le retour d’Oldrich Mikulášek
et de Josef Kainar, avec le recueil Lazar a písen
(Lazare et la chanson, 1960) vers une écriture originale.
Dans le domaine de la prose, Zbabělci (Les Lâches,
1958) de Josef Škvorecký sont publiés, bien qu’ils
soient immédiatement condamnés par la critique. La
prose de la fin des années 50 et du début des années
60 s’ouvre, selon son propre programme, à « la
vie autour de nous » (« ivot kolem nás
»), ce qui permet à des thèmes jusqu’alors
plus ou moins tabous (comme le sort des juifs pendant l’holocauste,
tel que le décrivent Arnošt Lustig ou Ladislav Fuks)
de refaire surface, et, dans le même temps, une transformation
de la prose ancrée dans « l’édification
du socialisme » en une prose qui traite de l’acquisition
d’expériences individuelles et néanmoins applicables,
de manière allégorique, à l’édification
de l’ensemble de la société (c’est la
cas pour Rušný dům [Une maison animée],
de Vaculík, ou encore les œuvres du début des
années 60 d’Ivan Krí, Ivan Klíma
ou Jan Procházka). L’impulsion première des
changements que connaît la scène théâtrale
classique (avec notamment Srpnová nedele [Un
dimanche d’août]et Krištálová
noc [La nuit de cristal] de František Hrubín,
Majitelé klíčů [Les propriétaires
des clefs] de Milan Kundera, Konec masopustu [Fin
de carnaval] de Josef Topol et Zahradní slavnost
[La fête en plein air] de Václav Havel), ainsi
que la montée en puissance du théâtre improvisé,
dans l’esprit du « texte-appeal », dans les clubs
comme Semafor ou Reduta ou dans le théâtre d’
Ivan Vyskocil, date aussi de cette époque.
Au cours des années 60, la diversité
non seulement des genres mais aussi des espaces dans lesquels se
joue la réflexion littéraire augmente sensiblement.
Tandis qu’au milieu des années 50, les revues littéraires
se limitent à Nový ivot (Vie nouvelle),
Literární noviny (La gazette littéraire)
et Host do domu (L’invité de la maison),
c’est presque une dizaine de revues qui sortent régulièrement
au milieu des années 60 (Literární noviny,
Host do domu, Plamen [La Flamme], Tvář
[Visage], Impuls [Impulsion], Sešity
pro mladou literaturu [Les cahiers de la jeune littérature],
Orientace [Orientation], Divoké víno
[La vigne sauvage], etc.) C’est également
à cette époque que le public découvre les œuvres
de Vladimír Holan datant d’après 1948, qui sont
enfin éditées, que Jaroslav Seifert revient avec une
poétique radicalement nouvelle, et que les œuvres d’
Oldrich Mikulášek et de Jan Skácel atteignent
leur maturité et leur apogée. Les différentes
poétiques vont de la poésie « visuelle »
ou « concrète » (avec Josef Hiršal, Emil
Juliš, Václav Havel, enfin l’œuvre tardive
et officiellement non publiée de Jiří Kolář)
aux expérimentations linguistiques de la jeune génération,
qui atteint alors sa maturité (avec notamment Ivan Wernisch,
Jiří Gruša, Pavel Šrut, Josef Hanzlík, Petr
Kabeš, Miloslav Topinka), en passant par les compositions synthétiques
de František Hrubín (Romance pro křídlovku
[Romance pour bugle]) ou Vladimír Holan (Noc
s Hamletem [Une nuit avec Hamlet]). C’est durant
la même période que se distingue la poétique
originale d’Ivan Diviš, qu’apparaît le culte
de la vie et de l’œuvre de Václav Hrabe, que sort
une anthologie de poèmes officiellement inédits de
Jiří Kolář (Vršovický Ezop [L’Esope
de Vršovice], 1966), et qu’enfin, à la fin
des années 60, tout un groupe d’auteurs d’orientation
chrétienne fait un retour partiel et éphémère
dans la littérature officielle (Bohuslav Reynek, Jan Zahradníček,
Josef Kostohryz).
Pendant les années 60, plusieurs types
de prose de premier ordre font leur apparition. Bohumil Hrabal recopie
et publie ses manuscrits des années 50, et son travail est
accueilli avec enthousiasme avant tout pour la fraîcheur de
style évidente qu’il apporte (avec son flot verbal
désinvolte et ses récits imaginatifs, son oralité),
mais aussi pour la prédominance qu’il donne non pas
à des acteurs de l’Histoire, mais à des outsiders
qui soit restent en dehors du courant des grands évènements
historiques, soit découvrent grâce à eux leur
intégrité personnelle (Ostře sledované
vlaky [Trains étroitement surveillés]).
L’écriture de Josef Škvorecký, Ladislav
Fuks, Vladimír Körner, mais aussi de Vladimír
Páral est caractérisée par le développement
d’un fil narratif situé dans un milieu précis
et bien défini. Le genre de la nouvelle lui-même se
renouvelle singulièrement : les trois recueils des Smešné
lásky (Risibles amours) de Kundera se basent
sur le thème du jeu dont on perd le contrôle, Alexandr
Kliment tire le banal vers l’absurde avec Hodinky s vodotryskem
(La montre à jet d’eau), Ivan Vyskocil met
à nu le côté artificiel de la représentation
du monde avec Kosti (Les os). Les pièces
de Václav Havel, Josef Topol, Ivan Klíma ou encore
Pavel Kohout apprivoisent l’idée de théâtre
de l’absurde, mais aussi de l’utilisation du théâtre
comme parabole politique.
Tandis que pendant la première moitié
des années 50, la prose se concentrait sur une description
idéalisée de l’avenir et la poésie cherchait
à proposer des codes pour l’atteindre, les deux genres
se tournent, à la fin de la décennie, vers l’expérience
vécue et son analyse. Dans la seconde moitié des années
60, la poésie – pour parler simplement – se dirige
vers l’analyse de ses propres possibilités thématiques
et expressives, tandis que la prose s’efforce à nouveau
de peindre le monde de manière particulièrement modélisée,
en faisant de récits concrets des paraboles universelles.
C’est de cette manière que sont généralement
lus et interprétés les romans-clefs de Ludvík
Vaculík (Sekyra [La hache], 1966) et de
Milan Kundera (ert [La plaisanterie], 1967).
Ils sont alors lus avant tout comme des romans politiques, comme
des interprétations et des évaluations des décennies
précédentes ; la valeur esthétique, tout comme
une éventuelle lecture existentielle de ces œuvres,
sont rejetées à l’arrière-plan.
C’est peut-être précisément
ce type de réception qui permet de comprendre pourquoi les
rapports entre ambitions sociales et ambitions artistiques se renforcent
eux aussi à nouveau au cours de la seconde moitié
des années 60. Le 4e congrès de l’Union des
écrivains tchécoslovaques, en 1967, les efforts réguliers
de la revue Literární noviny pour lier les valeurs
esthétiques et sociales ainsi que le « culte »
voué par les médias à certains auteurs et certaines
œuvres (Vaculík, Kundera, Kohout, Klíma) contribuent
à donner naissance à l’idée forte que
l’écrivain est la « conscience d’un peuple
», un représentant d’élite qui connaît,
grâce à son œuvre, la vie « d’en bas
», mais qui a également le potentiel nécessaire
pour prendre les décisions venant « d’en haut
». La littérature cesse d’être une sphère
de valeurs esthétiques immanentes pour acquérir un
certain potentiel d’impact pratique sur la vie en société.
L’éthique basée sur l’apprentissage par
les fautes commises dans les années 50 laisse aux auteurs
de cette génération (nés pour la plupart entre
1925 et 1932) l’espace nécessaire à une réforme
de leur conception originelle de la façon d’édifier
la société. Le retour du genre des mémoires
et celui du commentaire sur sa propre poétique ou sur celle
d’autres auteurs (notamment dans Předobrazy
[Préfigurations], Čas se nevrací
[Le temps ne revient pas], Podoby [Visages
écrits et dessinés], d’Adolf Hoffmeister,
Lásky [Amours] de František Hrubín,
Tváře ve stínu [Visages dans l’ombre],
de Zdeněk Kalista, l’ouvrage Bohumil Hrabal uvádí...
[Bohumil Hrabal présente…] et Literární
dobrodruství ceského spisovatele v cizině
[Les tribulations littéraires d’un écrivain
tchèque à l’étranger], d’Egon
Hostovský, publié en exil en 1966), ainsi que la littérature
journalistique (Spisovatelé a moc [Les écrivains
et le pouvoir], de Dušan Hamšík, Generace
[Une génération], de Liehm, interdit de publication
à partir de 1969), viennent renforcer la notion d’auteur
en tant que personnalité singulière, marquée
par un destin et une attitude uniques.
C’est la raison pour laquelle le début
de la période de répression culturelle dite de «
consolidation » ou de « normalisation », qui démarre
dans les années 1969-72, est si fortement dirigé contre
les écrivains. Les tentatives de modifier la voie suivie
jusqu’alors sont fondées soit sur leur prétendue
incapacité à s’orienter en politique, soit,
et c’est encore plus souvent le cas, sur leur volonté
de saper le développement de la société ; leur
rôle et les possibilités qu’il leur confère
sont quasiment diabolisés par la propagande du début
des années 70. Des dizaines d’écrivains de renom
se voient privés de la possibilité de publier ; leurs
œuvres existantes sont exclues des bibliothèques publiques
et des bouquinistes, y compris leurs travaux de traduction et leurs
œuvres qui, à l’époque de leur publication,
répondaient parfaitement à l’idéologie
communiste. Un grand nombre d’auteurs émigrent soit
tout suite après l’occupation soviétique d’août
1968 (Josef Škvorecký, Arnošt Lustig, Vera Linhartová),
soit au cours des années 70, qu’ils choisissent l’exil
en toute liberté ou qu’ils y soient contraints (Milan
Kundera, Jiří Kolář, Pavel Kohout, Jiří Gruša,
Vlastimil Trešnák). Le champ littéraire se divise
à nouveau en trois espaces distincts : la littérature
officielle, celle qui reste inédite (diffusée à
partir du milieu des années 70 par le biais des auto-éditions,
ou « samizdats », qui se limitent en général
à quelques dizaines d’exemplaires), et la littérature
exilée. Certains écrivains ayant été
dénoncés se repentent publiquement, ce qui leur permet
de réintégrer tôt ou tard la littérature
officielle (Jiří Šotola, Miroslav Holub, Bohumil Hrabal).
Contrairement aux années 50, les liens entre la littérature
produite en Tchécoslovaquie, restée inédite,
et celle produite par les exilés sont relativement solides
durant les années 70 et plus encore les années 80
; de nombreux textes sont ainsi publiés simultanément
sous forme de samizdats et sous forme d’édition à
l’étranger. Certaines divergences divisent cependant
clairement la sphère des exilés et celle des dissidents
restés dans les pays tchèques (comme la polémique
au sujet de la qualité de Nesnesitelná lehkost
bytí [L’insoutenable légèreté
de l’être], de Kundera). De nouveaux auteurs, qui
ne commencent à publier qu’après leur départ
de Tchécoslovaquie, font leur apparition en exil (Jaroslav
Vejvoda, Jan Kresadlo, Jan Novák), tandis que certains des
auteurs les plus en vue des années 60 commencent au contraire
à se consacrer progressivement à la culture et la
société de leur pays d’adoption, que ce soit
partiellement (Škvorecký) ou intégralement (Kundera)
; enfin la tendance à assimiler la langue de ce nouveau milieu
se fait beaucoup plus forte que durant les année 50 (Kohout,
Gruša ou Moníková écrivent en allemand,
Linhartová et Kundera en français, Novák en
anglais).
Les auteurs qui décident de rester dans
le circuit officiel font souvent preuve, apparemment de leur plein
gré, d’un changement dans leur poétique : les
héros des romans de Fuks des années 70 ne sont plus
déformés par la société mais ils apprennent
au contraire à la former eux-mêmes ; les héros
de Páral découvrent, à partir de Mladý
mu a bílá velryba (Le jeune homme et
la baleine blanche), quelques valeurs positives. Les rares
auteurs à être passés à travers le filtre
des critères de la « normalisation » laissent
un espace éditorial pour tous ceux qui publiaient dans les
années 50 et avaient été évincés
par la concurrence et pour ceux découvrent alors le plaisir
de l’écriture. Des auteurs solitaires par rapport à
leur génération, comme Josef Jelen, Karel Boušek
ou Václav Hons, mais aussi des représentants productifs
de la nouvelle génération de poètes, comme
Karel Sýs, Jiří áček, Michal Cerník
et Jaromír Pelc, publient presque chaque année un
nouveau recueil. L’exigence d’une écriture «
idéologiquement correcte » est complétée
par l’espace de la « création libre »,
de sorte qu’un bon nombre de ces poètes écrivent
aussi bien des poèmes à la gloire du régime,
pour divers jubilées, que des poèmes d’amour,
des poèmes lyriques sur la nature ou réflexifs. La
critique officielle des années 70 remet au goût du
jour l’ancienne polarité entre Nezval et Halas, et
plaide de manière univoque pour une poésie «
terrienne » et matérialiste qui se revendiquerait de
Nezval. La valeur de l’œuvre littéraire étant
de nouveau ramenée au « comportement civique »
de son auteur, on vénère d’une part des auteurs
dont les œuvres éclectiques n’ont pour but que
de soutenir l’idéologie officielle (Ivan Skála,
Josef Rybák, Donát Šajner), et la publication
des œuvres de Bohumil Hrabal, Jiří Šotola et Vladimír
Körner rencontre d’autre part un grand succès
auprès du public, tandis qu’elles ne sont pas prises
en compte par la censure. De la même manière, les œuvres
poétiques tardives de Skácel, Mikulášek
ou Seifert restent en dehors du champ d’étude officielle.
La littérature inédite des années
70 réagit à la « normalisation » en créant
des collections et des « maisons d’éditions »
de samizdats. C’est également durant cette décennie
que l’œuvre d’un grand nombre d’auteurs qui
ne suivent pas les canons officiels atteint son apogée :
Hrabal écrit ses deux chefs d’œuvre, Obsluhoval
jsem anglického krále (Moi qui ai servi le
roi d’Angleterre) et Příliš hlucná
samota (Une trop bruyante solitude) ; Škvorecký
rédige toute une gamme d’œuvre majeures, de Mirákl
(Miracle en Bohême) à Příbeh
inenýra lidských duší (L’ingénieur
des âmes humaines) ; Kundera publie ses traductions françaises
de ivot je jinde (La vie est ailleurs),
Valčík na rozloucenou (La valse aux adieux)
et Knihu smíchu a zapomnení (Le livre
du rire et de l’oubli) ; Vaculík écrit
son Ceský snář (La Clef des songes)
; enfin Pavel Kohout et Jiří Gruša se font une réputation
d’auteurs talentueux par le biais de leurs publications en
allemand. Des enregistrements sur bande des pièces de théâtre
de Václav Havel, avec leur personnage principal Ferdinand
Vanek, franchissent les frontières du microcosme des dissidents.
Tous ces textes finissent par s’imposer dans des éditions
en langue étrangère, ils circulent sous le manteau
sous forme de samizdats, et sont également publiés
par des maisons d’édition tchèques d’exilés.
Pendant ce temps, la littérature officielle
semble s’efforcer, du moins extérieurement, d’effacer
la prétendue « crise » des années 60 et
de revenir au rôle institutionnel qu’elle jouait dans
les années 50. Mais là aussi, on assiste à
une certaine avancée. Contrairement aux années 50,
où l’œuvre est présentée officiellement
comme le produit collectif de l’auteur, du critique et de
la maison d’édition toute entière, dont la seule
valeur est par ailleurs l’idéologie, au cours des années
70 et 80, les facteurs économiques commencent à jouer
un rôle de plus en plus important dans le monde de l’édition.
Un grand nombre d’auteurs est capable de vivre de sa plume,
d’où la naissance « d’école »
d’épigones qui tentent d’imiter les techniques
éprouvées. Il s’agit par exemple de l’école
de Páral, dite « de Bohême du Nord », ou
encore des épigones de Hrabal. Certains genres connaissent
un réel succès public et commercial par le fait même
qu’ils garantissent le respect des règles qui leur
sont propres : le roman historique, dans lequel l’histoire
sert de décor à un récit (Jarmila Loukotková,
Václav Erben), le roman situé dans le milieu des médecins
(Valja Stýblová, Ota Dub), le roman traitant des problèmes
liés à l’adolescence (Václav Dušek,
Zdenek Zapletal, Martin Bezouška, Petr Hájek, Radek
John). Le roman ayant pour cadre la vie dans les villages rencontre
lui aussi un certain succès commercial (Jan Kostrhun), surtout
lorsqu’il est conçu comme une suite d’aventures
humoristiques tirées de la vie paisible d’un village
socialiste (Jaroslav Matejka). Quant au roman ayant pour cadre les
usines et les fabriques, il ne trouve pas de lecteurs, ni parmi
ceux-là mêmes dont il dépeint la vie, ni parmi
les autres, pour lesquels un tel milieu n’a rien de vraiment
exotique et ne permet pas de s’évader ; citons cependant
les premiers romans de Josef Frais, intéressants pour leur
style, et qui font figure d’exception. De manière générale,
les publications fréquentes et régulières à
grand tirage ou luxueuses deviennent un but en soi, ainsi que le
signe d’une capacité à s’imposer et à
faire son chemin, seul ou collectivement, vers le prestige.
La littérature publiée de manière
officielle, en dépit de toutes les proclamations idéologiques,
est perçue et lue avant tout, en ce qui concerne la prose,
comme un monde de récits qui offre des possibilités
relatives de s’évader, et dont les récits qui
le composent répondent à leurs propres règles
; en ce qui concerne la poésie, elle est perçue comme
un univers de « sous-entendus » allégoriques
possibles, relatifs à la situation politique de l’époque.
L’intemporalité structurelle qui caractérise
les années 70 et 80 conduit à la situation suivante
: le chemin qui sépare le manuscrit initial du livre publié
dure trois ou quatre ans, sans pour autant que l’œuvre
perde pendant ce temps sa faculté de communiquer. Etant donné
que l’espace culturel officiel des années 70 et 80
n’offre que deux chaînes de télévision,
des journaux plus ou moins uniformes et quelques revues familiales,
professionnelles ou d’amateurs, un espace relativement étendu
échoit à la lecture. La faible quantité de
littérature de qualité produite (et ce malgré
le fait que le volume de traductions d’œuvres valables
ne cesse d’augmenter au cours des années 80) fait qu’il
est possible de se procurer tous les livres essentiels et que l’on
dispose du temps nécessaire pour les lire.
Et c’est justement ce dernier trait qui
pousse à l’extrême la situation de la littérature
tchèque durant les années 80, puis les années
90 et jusqu’à aujourd’hui. La chute du communisme,
en 1989, voit la naissance de près de 2 000 éditeurs
indépendants, officiellement enregistrés dès
l’année suivante. Beaucoup d’entre eux choisissent
l’édition pour des raisons éthiques (notamment
pour soutenir la littérature interdite jusqu’alors)
; de nombreux autres pour des raisons économiques (comptant
sur le fait que l’ensemble de la production des auteurs interdits
pourra dès lors être tirée à des centaines
de milliers d’exemplaires, comme l’étaient les
éditions des œuvres de Hrabal ou de Páral dans
les années 70 et 80). Une part considérable de ces
nouvelles maisons d’éditions ne se fait cependant pas
une idée précise de ce qu’implique, qualitativement
et quantitativement, la production des auteurs jusqu’alors
censurés. Le marché du livre est alors inondé
de centaines de nouveaux livres dont les trop fort tirages s’avèrent
impossibles à écouler, d’une part parce que
les lecteurs, ne sachant pas distinguer les bonnes et les mauvaises
œuvres des auteurs en question, sont souvent amenés
à ne plus les lire après une première tentative,
et d’autre part à cause des changements d’horizons
de la société. Dans ce nouveau contexte, un grand
nombre de ces œuvres font alors figure de témoignage
historique, d’appel à agir sur une société
qui tout à coup n’existe plus. Dans un monde qui requiert
sans cesse des décisions personnelles sans expérience
préalable, la littérature perd sa capacité
à conseiller, à offrir des possibilités d’identification
et des solutions. Les tentatives de romans politiques, qu’il
s’agisse du début des années 90 (Kohout : Sneím
[Je neige]) ou au tournant du millénaire (Viewegh,
Urban, Kanturková, M. Nezval) échouent en règle
générale du fait même de la dynamique sans précédent,
des changements et des évolutions que traverse la société,
qui font que des sujets vieux seulement d’un an n’intéressent
déjà plus personne.
La littérature tchèque du milieu
des années 90 est avant tout placée sous le signe
du remplissage des « espaces vides ». Les éditeurs,
qui effectuent un véritable retour en arrière, se
concentrent sur les auteurs interdits durant les années 70
et 80, mais aussi sur des textes rédigés dans les
années 50, voire plus vieux (Jakub Deml, Ladislav Klíma).
C’est pourquoi disparaît l’idée normalement
facile à entretenir d’évolution permanente :
le spécialiste est en mesure de reconstituer la lignée
chronologique de l’évolution des auteurs à travers
chaque œuvre individuelle, mais pas le profane éclairé.
Les différents projets de publication d’œuvres
complètes (Hrabal, Kolář, Šiktanc, Bondy,
Vodsedálek, ainsi que, pour les auteurs plus anciens, Seifert,
Poláček ou Hostovský ; des éditions des œuvres
complètes d’Arnošt Lustig et d’Ivan Klíma
ont même été entreprises) jouent à cet
égard un rôle positif, mais comme elles comptent souvent
un vingtaine de volumes, ces éditions rencontrent en général
un maigre succès auprès du public, et par conséquent
financier.
Un autre problème marquant relatif à
cette époque est la disparition d’une conscience générale
des critères de jugement. La véritable critique littéraire
a lieu dans des revues spécialisées, et n’a
qu’un faible impact sur le public ; les médias présentent
quant à eux la littérature de manière très
sélective, et informent plus à propos des différents
évènements littéraires que des textes eux-mêmes.
Ces dernières quinze années ont également vu
la disparition de personnalités marquantes du monde de la
critique (Jan Lopatka, Josef Vohryzek, Ruena Grebenícková),
et la réflexion, même au sein de la littérature
spécialisée, tourne à un référencement
purement informatif des livres, dans lequel le point de vue de l’analyse
est conditionné par le degré de proximité personnelle
de l’auteur et du critique. Le choix qui préside à
ce que les médias vont présenter de la littérature
tient beaucoup plus notoriété de l’auteur (Halina
Pawlovská) et de l’attractivité des anecdotes
personnelles qu’il est prêt de fournir aux médias
(Michal Viewegh, Petr Šabach).
Dans les années 90, un certains nombre
de produits culturels viennent remplacer le rôle supposé
d’espace alternatif et de support d’évasion de
la littérature, pour encore mieux le remplir : il s’agit
des revues vouant un culte aux célébrités,
de l’ensemble de la production télévisée
et cinématographique, ainsi que, dans le cadre de la littérature
elle-même, des genres jusque-là inconnus de la littérature
pseudo-romantique et du fantastique, enfin d’autres types
de cultures populaires. La littérature de fiction, fondée
sur le travail de l’imagination, est désormais remplacée
par la littérature de la non-fiction, qui se veut factuelle
et qui promet, en récompense de la lecture, une meilleure
compréhension du monde qui nous entoure.
Les années 90 offrent toutefois un espace
éditorial suffisant pour les anciens et les nouveaux textes
des auteurs interdits de publication durant les décennies
précédentes, mais aussi pour le travail de nombreux
nouveaux auteurs tout à fait remarquables, avec les romans
de Vladimír Macura, basés sur l’incertitude
quant à une frontière claire entre réalité
et imagination, les proses de Daniela Hodrová ou Michal Ajvaz,
qui tentent de mettre à jour le rôle des forces sombres
et mystérieuses qui sont à l’œuvre autour
de nous, les romans de Jan Kresadlo ou Jiří Kratochvil, qui
se revendiquent de l’artificialité et du jeu post-modernes,
les genres plus courts et stylistiquement ciselés de Patrik
Ouredník ou Jan Balabán, et on assiste enfin à
une véritable renaissance de l’écriture féminine,
avec Alexandra Berková, Tereza Boucková, Zuzana Brabcová
et Iva Pekárková.
Au cours des années 90, l’intérêt
pour un nouveau genre voit le jour : l’écriture autobiographique,
c'est-à-dire une écriture qui se veut authentique
et sincère. Ses divers avatars (le journal, les mémoires,
mais aussi le journal fictif ou l’écriture pseudo-autobiographique)
promettent à nouveau du changement et de la nouveauté.
Sur la base d’une tradition littéraire nouvellement
constituée (les journaux de Mácha, la correspondance
de Boena Nemcová, ou encore Orten, Deml, Kolár,
Hanc), toute une série de nouveaux textes de Vaculík
(Jak se dělá chlapec [Comment on fait un
garçon]), de Zábrana (Celý ivot
[Toute une vie]) et de Diviš (Teorie spolehlivosti
[La théorie de la fiabilité]) sont salués
avec enthousiasme, auxquels il faudrait ajouter Jáchym Topol,
Emil Hakl ou Roman Ludva, que l’on a lu eux aussi à
la lumière de l’autobiographie. On s’attend également
à une certaine dose d’autobiographie, du reste présente,
dans les best-sellers de Michal Viewegh, Halina Pawlovská
ou Petr Šabach. Le principe même du genre conduit cependant
et de manière logique à un déluge de production
de type graphomane, dans laquelle chaque épisode de la vie
de l’auteur lui semble un sujet digne d’écriture.
Ces dernières années, la production
des générations les plus jeunes semble se tourner
à nouveau vers le récit fictionnel. Le culte de Tolkien
et de son Seigneur des anneaux, ainsi que le succès
mondial de Harry Potter, de J. K. Rowling, ont certes dû
contribuer dans une certaine mesure à cette tendance. La
capacité à raconter est également un des traits
fondamentaux de la prose de Miloš Urban, Bohuslav Vanek-Úvalský,
mais aussi des toutes derniers ouvrages de Jiří Kratochvil.
On constate par ailleurs que la littérature tchèque
s’adapte déjà à la nouvelle donne, considérant
dores et déjà un tirage à 3 000 exemplaires
comme un véritable succès. Les auteurs retrouvent
le plaisir de raconter, de créer des mondes fictifs avec
leur logique et leurs règles de développement intrinsèques
; ils considèrent comme naturel le fait que le monde issu
de leurs jeux verbaux n’intéresse que quelques centaines
et non des milliers de lecteurs. Ils s’orientent en outre
plus clairement vers les possibilités de publier à
l’étranger : en effet, un grand nombre de textes publiés
ne concernent plus seulement le contexte tchèque, ses données
et ses problèmes culturels propres, mais tend de plus en
plus à une universalisation du récit, dans lequel
la société tchèque ne joue qu’un rôle
de décor. A l’inverse, la réception de la poésie
reste réservée aux spécialistes et à
quelques dizaines de profanes passionnés, bien que dans ce
domaine encore, le nombre de titres publiés soit toujours
en hausse. La littérature tchèque des quinze dernières
années ne propose peut-être pas d’œuvres
dont la valeur soit réellement des plus marquante, mais elle
devient cependant un phénomène sociologique fort intéressant
: elle offre un espace qui doit nécessairement s’accorder
avec la perte de son prestige et de son influence, qui doit aussi
changer les règles de l’écriture, de la lecture,
de son fonctionnement sur le marché du livre et de la façon
dont les médias l’abordent. Et il s’agit là
d’un processus en cours.
Texte de Petr A. Bílek, directeur de la chaire de Bohémistique
de l'Université Charles de Prague
Tiré de l’introduction au Slovník ceských
spisovatelů [Dictionnaire des écrivains tchèques,
Libri, Prague, 2005], 2e édition revue et augmentée,
reproduit avec l'aimable autorisation du Ministère de la
culture tchèque
Traduction : Benoit Meunier
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