Les tableaux parisiens
et le séjour de Jan Neruda
en France en 1863
Présentation, extraits traduits
Par
Antoine Marès
Université de Paris III
Publié dans les
Etudes Tchèques et Slovaques
No5, 1985, PUPS, Paris
Avant de venir en France,
Jan Neruda avait eu des contacts avec des Français. Sa mère,
Barbora, avait servi chez le duc de Guiche et chez le géologue
Joachim Barrande qui avaient accompagné Charles X dans
son exil pragois. Barrande avait même donné le nom
de Babinka prima à une de ses découvertes,
en souvenir de Barbora Nerudova.
Ivan Pfaff a montré
dans un article récent (1) comment le voyage de Neruda
s'insérait dans un contexte politique, bien que l'écrivain
l'ait justifié auprès du Svatobor (2) comme
nécessaire à « compléter ses études
esthétiques et à approfondir ses connaissances des
autres peuples ». En fait, dès son arrivée
à Paris, Neruda fut pris en charge par Josef V. Frič,
exilé en France depuis de nombreuses années, avec
lequel il était lié d'amitié depuis 1854-1855.
Neruda habitait chez une certaine Mme Lacour, rue de l'École de
Médecine, ancienne rue des Cordeliers, qui abritait de
nombreux Polonais. Neruda précisa qu'il logeait « non
loin de l'endroit où Marat avait été assassiné ».
(3)
Le séjour parisien
du poète dura du 11 mai au 13 juin (4) ; d'après
les documents dont on dispose, il aurait quitté Prague
le 5 mai et son voyage l'aurait conduit par Ratisbonne, Munich,
Augsbourg, Stuttgart, Strasbourg à Paris.
Dès le 13 mai,
conduit par Frič, Neruda se rendit à une séance
maçonnique organisée rue Cadet en l'honneur des Polonais
par le Temple des Familles qui avait introduit le Conseil de l'Alliance
polonaise.(5) C'est là qu'il fit connaissance de Louis
Leger, « seul Français depuis Barrande qui parle tchèque »
rapporta-t-il dans les Národní listy du 8 juillet
1874. Il fréquenta désormais l'émigration
polonaise, non pas celle de l'hôtel Lambert, groupée
autour de Czartoryski, mais celle du Cercle polonais, de la Société
démocratique polonaise etc.
Quelles furent précisément
les occupations de Neruda à Paris? Les archives de la préfecture
de Police de cette période ayant été détruites
lors de la Commune de Paris, on l’ignore. Le poète a vraisemblablement
emporté de la littérature politique en Bohême :
d’après Pfaff, à son retour, il tissa des liens
étroits avec les Tchèques favorables aux Polonais,
avec les Polonais eux-même, et créa un réseau.
Les Tableaux Parisiens
qui sont nés de ce séjour ont été
publiés sous forme de feuilletons et, partiellement, dans
le Hlas, du 6 au 23 juin et du 28 juin au 28 octobre, Rodinná
Kronika. Le Hlas s’inscrivait dans ce courant libéral
qu’éclaire la liste des journaux ou des revues qui annoncèrent
le retour de Neruda à Prague : Národní Listy,
Politik, Pražské Noviny et Lumír,
entre les 23 et 25 juin.(6) Ces échos nombreux étaient
dus au fait que l’écrivain avait bénéficié
pour son séjour du soutien quasi officiel – sur le plan
culturel – de Svatobor, soutien de 400 florins annoncé
en avril et confirmé en le 17 mai 1863.
Ces textes furent regroupés
et complétés en 1864 pour être publiés
par Josef R. Vilímek, à qui ils furent dédiés.
Neruda ne laissa à personne le soin de souligner qu’il
inaugurait un genre nouveau dans les lettres tchèques avec
ces feuilletons de voyage.(7)
Le caractère de
cette publication est donc conditionné par sa diffusion
immédiate, au jour le jour. Ce qui frappe, en l’occurrence,
c’est l’autocensure : Neruda n’évoqua pas, par exemple,
sa visite au Grand-Orient de France du 13 mai ; il est vrai
qu’il y a été introduit par Frič, dont l’activité
n’est pas appréciée par les autorités autrichiennes.
Il ne parle pas non plus de Louis Leger, trop jeune à l’époque.
Cette soirée du 13 mai, il la mentionnera trois années
plus tard, dans Květy (22 novembre 1866). On
peut aussi s’étonner de l’absence de références
aux peintres tchèques de Paris : Cermák, Pinkas, Javůrek…
qui, même s’ils n’étaient pas précisément
à Paris lors du séjour du poète, étaient
suffisamment importants pour que Neruda en fasse mention.(8) La
vision que donne l’auteur est donc une vision partielle de ce
qu’il a vu ou entendu.
Une phrase de Jan Neruda
résume un autre aspect de ces feuilletons, même si
elle s’applique à sa collaboration au Tagesbote
et à la Morgenpost : « le plagiat est
la nourriture quotidienne du journalisme ».
Enfin il y a cet enthousiasme
pour Paris, ce lyrisme, ce chant d’amour pour la France qui contraste
avec le jugement sévère et même hostile que
porte Neruda sur l'Allemagne, tel qu'il se dégage de ses
portraits de villes germaniques dans Menší cesty
(1877). D'ailleurs, il a résumé ainsi l'importance
de son séjour parisien : « J'y ai trouvé
un capital intellectuel pour toute ma vie. »(9)
Il y a près de
cinquante ans, Marie Scherrer consacrait un excellent article
(10) aux sources des Tableaux parisiens. Elle y montrait
que, voyageur consciencieux, Neruda avait soigneusement préparé
son séjour à Paris avec la lecture du Baedecker
- dans l'édition de 1862 - et du livre de Vernon - Paris
en 1850. Les théâtres de Paris de 1806 à 1860.
De longs passages y ont été empruntés et
Neruda n'a pas hésité à retenir des "titres
de chapitres du Baedecker : Restaurants et cafés,
Voitures, Églises, Cimetières , Théâtres...
Parmi les autres sources,
il faut également citer le Petit Journal, que Neruda
lui-même mentionne dans un de ses feuilletons. Ce Petit
Journal, quotidien populaire, avait été lancé
en février 1863 par Polydore Millaud et avait emporté
un tel succès qu'il devint rapidement, par son tirage,
le premier journal de France.
Les indices de détail
concernant cette source sont nombreux : les débuts de Mlle
Agar à la Comédie Française dans Phèdre,
à qui l'on promet une carrière à la Rachel,
des notations concernant l’«invasion » de Paris par les spahis,
les turcos, les tirailleurs... et, surtout, un éditorial
de Charles, dans le numéro du 12 juin, intitulé
« Flâneur et badaud » qui a manifestement
inspiré Neruda.
L'importance de ces emprunts
a été confirmée pour d'autres études
(11) et cela pose, bien entendu, la question de la valeur d'une
telle œuvre. Autre point d'interrogation : la connaissance
qu'avait Neruda du français. Marie Scherrer tend à penser,
dans l'article pré-cité, qu'elle était faible.
Ceci expliquerait le recours à des sources peu nombreuses
mais fortement sollicitées.
Notons enfin que la lecture
du Petit Journal par Neruda n'a pu que le conforter dans
la volonté de créer et de développer le genre
du feuilleton : parmi les feuilletons de ce quotidien lors du
séjour de Neruda, on relève Le chasse-neige
de Sologhoub (sic) , par le conte Eugène de Lonlay, et
La Demoiselle campagnarde de Pouchkine, par Alexandre de
Lamothe.
Le fait que Neruda ait
si rapidement regroupé ces textes journalistiques pour
en faire un volume semble montrer - en dehors de considérations
pécuniaires et malgré les réserves que j'ai
faites - l'importance relative qu'il y attachait. Dans un premier
temps, les douze textes qui composent ces Tableaux parisiens peuvent
paraître hétéroclites.(12) Or, après
un premier texte général et introductif, six textes
sont consacrés à la vie du peuple : Flâneur
et ouvrier, Mosaïque de gens et de vie, Autres images,
Marchands parisiens, Voitures, Restaurants et
cafés. Les cinq derniers : Les théâtres,
Paris en églises, L'armée, Le demi-monde,
Cimetières, sont plus "institutionnels."
Au centre se trouve un texte consacré aux Slaves de Paris
: cette place n'est pas l'effet du hasard. Il s'agit visiblement
du texte qui tenait le plus à cœur à l'auteur, celui
dans lequel il exprime l'essentiel de ses émotions, celui
aussi qui doit le moins à des emprunts extérieurs.
En raison d'une homogénéité
problématique, il est difficile d'appliquer à ces
textes une analyse du type de celle pratiquée par Karel
Hausenblas sur certains Contes de Malá Strana. (13) On
peut toutefois reprendre ses concepts de lieu et de temps.
En dépit de certaines
allusions faites à la campagne - qui servent à souligner
le caractère exceptionnel de la capitale - et d'une mention
de Strasbourg - pour marquer que la place de l'armée apparaît
dès la frontière, le lieu de l'action est évidemment
Paris.
Ce Paris est découvert
de la cathédrale Notre-Dame : le poète de 29 ans
réalise son rêve de contempler la Ville lumière.
Par la suite, il serpente à travers la capitale, non pas
en fonction d'un itinéraire par lequel il serait passé,
mais à travers des couches sociologiques ou des activités
particulières. Le Paris de Neruda ne dépasse pas
les frontières des grands boulevards : Paris est alors
en rénovation et certains quartiers sont encore d'une pauvreté
et d'une insalubrité qui le frappent.
En ce qui le concerne
le temps, ces textes se différencient d'un journal de voyage
ou d'un carnet de route en ce sens que le temps y est reconstruit.
Le panorama de Paris à partir de Notre-Dame, sans décrire
l'arrivée dans la capitale, est un procédé
éminemment littéraire.
Il y a dans ces textes
un autre rapport avec le temps : celui qui existe entre ce qui
décrit et ce qui évoque, entre le vivant et le mort.
Le texte introductif est significatif de ce mouvement continuel
entre ce qui est visible et ce qui a disparu. Ce mouvement incessant
entre le présent et le passé est peut-être
dû au souci didactique de Neruda, qui se traduit par des
ruptures de ton, de style, de lexique même.
L'importance accordée
à la mort est également étonnante : la place
en volume - et par le nombre des citations - des cimetières,
de la morgue, de la guillotine relève d'une fascination
qu'on pourrait qualifier de morbide. À moins que la présence
de la mort dans le Paris de l'époque ait pu frapper un
voyageur tchèque ou bien que cela témoigne d'une
place de la mort - et du culte des morts - plus considérable
chez un Tchèque que chez un Français. On trouve là
une réminiscence de son premier recueil de vers, Les
Fleurs de cimetière, publié en 1857. Les derniers
mots des Tableaux parisiens sont d'ailleurs consacrés
à la plainte déchirante de la Pologne meurtrie.
En dehors de ces relations
avec le lieu et l'espace, le texte de Neruda caractérise
la France - et surtout le Français - par rapport aux Tchèques,
même si la comparaison est très rarement explicite.
Dans ce cadre, les notes dominantes sont l'exotisme, la diversité
et la politique.
Même si les boulevards
du nouveau Paris ressemblent à Na Přikopě, même
si les Alsaciens nettoient les rues comme les Tchèques
du Sud à Vienne, les remarques de Neruda sont le plus souvent
empreintes de surprise, d'étonnement, de dépaysement,
car tels sont les sentiments et les réactions à
une époque où on voyage peu.
Parmi les hommes qui
suscitent ces notations, on compte le flâneur, le charlatan,
le bonimenteur, l'étudiant, le policier, le militaire et
son omniprésence, le bedeau en uniforme. Les mœurs aussi
sont étranges : le culte napoléonien, le fait que
le Parisien ne boive pas le café sans cognac (remarque
reprise du Baedecker), que les Parisiennes abandonnent leurs enfants
en bas âge, les pourboires au théâtre, les
mœurs sexuelles à propos des grisettes et des lorettes,
le cancan, le confort dans les églises...
Face à cela, la
diversité, la multiplicité, l'abondance frappent
l'auteur : le nombre de restaurants, de théâtres,
la variété des gens, la richesse de l'histoire et
de la littérature françaises séduisent Neruda. Cette
profusion, il la découvre à tout propos, que ce
soit dans le nombre de canons réunis aux Invalides, dans
la diversité des uniformes ou dans les ressources intellectuelles.
Enfin, la politique est
présente, souvent sous-jacente : en ce domaine, Neruda
pratique visiblement l'autocensure et l'allusion, à tel
point que l'on hésite parfois sur le sens à leur
donner.(14) Il parle de l'opposition à l'Empire en termes
voilés, à propos des ouvriers, des étudiants,
des élections de 1863. Il s'attache à évoquer
la tradition militaire française, insistant sur le caractère
national de l'armée. Quand il évoque les victoires
de la France sur l'Autriche, le contenu politique de tels propos
apparaît plus nettement. La mise en valeur des traditions
révolutionnaires et ouvrières françaises est également
révélatrice des intentions de l'auteur, de même
que ses omissions.
Le projet de départ
de Neruda était d'approfondir ses connaissances esthétiques.
Comme l'a souligné Marie Scherrer, il l'abandonna complètement,
dans son texte, pour se consacrer à une description réaliste,
parfois même prosaïque, du peuple. La dimension réaliste
l'a emporté sur les préoccupations esthétiques
: lorsque Neruda parle des églises à Paris, on reste
étonné par son choix limité à la présentation
de la Madeleine et du Panthéon.
De cet ensemble tronqué,
partiel, dont on ne sait s'il tient à une information lacunaire
de l'observateur ou à un choix délibéré,
se dégage pourtant une caractérisation précise
du Français.
Pour Neruda, c'est un
nationaliste dont le gallocentrisme constant s'oppose à
une versatilité naturelle. C'est aussi un être marqué
par la facilité : la France est un pays riche, fascinant,
où la vie est plus aisée qu'ailleurs. Si l'on compare le
volume de chacun de ces douze feuilletons, on s'aperçoit que le
théâtre occupe la première place - bien que
la tragédie, précise Neruda, ne convienne pas au
Français - suivi par les cimetières - signe d'un riche
passé - et les restaurants.
Il est touchant de constater
combien le voyageur Neruda s'est attaché dans ces croquis
parisiens à retrouver tout ce qui pouvait évoquer
sa patrie. Ce souci d'identifier tout ce qui est tchèque
dans le Paris de 1863 relève d'une recherche de sa propre
substance nationale qui est alors presque totalement ignorée
en France.
Pour illustrer ces sentiments
de Neruda, comment ne pas citer les quelques vers qu'il inscrivit
dans le livre d'or de la Beseda parisienne :
Notre drapeau est plus saint que la parole
divine
Et qui pose sa main fraternelle sur lui
est béni !
Notre devise vole comme une tempête de printemps :
« Même si le soleil de notre gloire est déjà
tombé une fois,
que le jour nouveau
soit encore consacré à
la lutte de l’humanité. »(15)
Malgré ses imperfections,
ce texte reste un document capital pour la compréhension
de Neruda; car en montrant "son" Paris, il se montre
lui-même.
- Chapitre
I : Du haut de Notre-Dame -