(Les notes de Neruda
sont appelées par des astérisques, les notes du
traducteur en chiffres arabes, et les passages cités par
Neruda sont en italiques.)
I/ Du haut de Notre-Dame
Paris, château
enchanté de ma fantaisie, capitale de mes désirs,
ancienne et éternellement nouvelle, maudite et bénie,
mille et mille fois nommée ! J'ai gravi précipitamment
les escaliers sombres des tours de Notre-Dame et me voilà
tout essoufflé, m'appuyant à la balustrade et voulant
embrasser d'un seul regard cette énigme de pierre, si vivante.
Une mer d'immeubles s'étend
sous mes pieds, loin devant moi. Le Père-Lachaise, en surplomb,
et la colline venteuse de Montmartre disparaissent dans le lointain,
les murs aveugles des monuments funéraires prolongeant
la ville sans l'interrompre, comme une pause après le débit
bouillonnant d'une phrase. Je distingue seulement là-bas,
sur l'horizon brumeux, la bande sombre et étroite qui indique
les rives de cette mer.
Un grondement étouffé
parvient jusqu'ici comme s'il provenait d'une énorme chute
d'eau. Le flot étincelant de la Seine serpente sous les
ponts innombrables et coule, rapide et bruyant ; mais la rumeur
gigantesque qui nous arrive vient d'un courant plus vif et plus
rapide - qui se meut et tourbillonne à travers tout Paris
- et saisit de son flux le monde entier. Les rues de Paris mises
bout à bout parviendraient, dit-on, jusqu'à Augsbourg.
C'est possible. En tout cas, ce trajet - partant du berceau d'une
grande nation, qui est à la fois la tête et le cœur
de la France - serait plus vivant.
L'histoire de France
et la littérature française - en particulier le roman -
jouissent d'une grande réputation et les premières
impressions d'un nouveau venu à Paris sont puissantes et
très diverses. Pour découvrir la capitale, j'avais
eu l'heureuse idée de choisir les tours de Notre-Dame qui
s'élèvent au centre de la ville : une brise légère
rafraîchit mon visage et je peux voir le soleil fantasque
faire alterner l'ombre et l'or sur la ville - la meilleure illustration
de l'histoire changeante de ce pays. Des comparaisons me viennent
à l'esprit en myriades papillotantes, un millénaire
d'actions grandioses frappe aux portes de ma mémoire -
la grande époque de l'Empire romain, l'ère des Capétiens,
l'absolutisme, la République, César Napoléon,
la Restauration, le Second Empire du "grand petit" Napoléon!
Je me trouve sur l'île
de la Seine où se dressait autrefois, dans les marais, le camp
romain de "Lutetia Parisiorum". À la place de la cathédrale
il y avait un temple païen, et c'est seulement à la fin
du XIIe siècle que fut fondée Notre-Dame.
Au-dessus de nous rient et grimacent les gargouilles en granit,
créatures de la symbolique chrétienne, fruits de
la fantaisie et de l'humour du constructeur, délavées
par les pluies et par les tempêtes depuis cinq siècles.
Plus bas, les ouvriers de Napoléon réparent et achèvent
de construire la cathédrale (16), preuve que notre époque
continue à apprécier les monuments de l'art chrétien
bien qu'elle ne brille pas par son sentiment religieux. Et la
voix profonde du bourdon* de la cathédrale a résonné
dans d'innombrables fêtes et des milliers de tempêtes.
Regardons en bas :
d'un côté, jusqu'ici épargnée par la
rénovation de la ville, une vieille maison qui abrita les
touchantes amours - partagées et malheureuses - d'Héloïse
et d'Abélard. De l'autre coté, un champ de ruines
: c'est l'ancienne Cité, théâtre des Mystères
d'Eugène Sue, avec ses meurtres et ses vols : lors de la
destruction de l'auberge du Lapin Blanc rendue célèbre
par ce même Sue, on découvrit quatorze squelettes
humains. La vieille Morgue où sont exposés les cadavres
inconnus se dresse à proximité, et le Palais de
Justice où l'on condamnait et où l'on condamne encore les malfaiteurs
est à quelques pas. On détruit l'ancienne Cité.
D'autres parties de la ville ont déjà été
anéanties. Le Paris historique disparaît. Le souverain
actuel en a pris seul l'initiative pour embellir la capitale et
surtout fournir du travail aux Parisiens. Les ouvriers sont recherchés
et gagnent bien leur vie : ils n'en ont pas pour autant leur langue
dans la poche. Ils ont défait le gouvernement autoritaire
aux élections et il n'en est pas un seul qui, en passant
par les Tuileries, ne jette un regard sur la devise de la République:
« Liberté, Egalité, Fraternité »
qui transparaît en noir sous le crépi blanc des colonnes.
La gloire des armes françaises connaît un essor remarquable,
l'armée française est véritablement une armée
nationale et pourtant on raconte qu'aux Tuileries on trouve l'inscription
: Maison des Invalides civils.
Là-bas, au nord,
une grande coupole se voûte au dessus du tombeau de Napoléon
1er et les cendres du conquérant du monde se
décomposent dans un sarcophage de marbre tandis qu'une
verrière jaune l'éclaire d'une lumière magique.
De petits vieillards rabougris et parcheminés, survivants
émouvants de la Grande Armée, circulent, la poitrine
chargée de décorations, devant le tombeau. De petits
autels sur lesquels le grand empereur trône comme une idole
se dressent dans leurs jardinets. Des drapeaux de toutes les époques
et de toutes les nations flottent dans leur église. La
cour est entourée de canons qui ont été amenés
ici de tous les coins du monde : leur métal sonore
provient de Chine, de Turquie, de Crimée. Sur l'un d'eux
on lit : "Ultima ratio regum". Ils ont été
rassemblés par les rois, la République, l'empereur
et ils ont tonné pour la dernière fois, il y a peu,
pour célébrer la victoire de Puebla, au Mexique.(17)
- On appelle ainsi toute cloche de plus de trois
cents quintaux.
Plus loin encore, au
bout des Champs-Élysées, se dresse un magnifique et riche
arc de triomphe qui a été érigé à
la gloire des Fidèles de Napoléon et qui est en
même temps un panthéon. Du haut de cet arc de triomphe
on peut jouir d'un large panorama et même voir, aux Champs-Élysées,
le peuple monter sur des sièges pour regarder passer l'impératrice
et, à l'autre bout de la ville, la tempête faire
trembler l'ange d'or de la statue de Juillet, dressé sur
la pointe des pieds, à l'endroit où se trouvait la Bastille.
Les dynasties se sont
succédé, les gouvernements ont changé, les
retournements ont été si rapides que seuls les concierges,
les chefs de bureaux et les drapeaux tricolores ternis qui flottent
aux fenêtres n'ont pas été remplacés
dans les administrations. Ce drapeau tricolore est le fil conducteur
d'une histoire mouvante : la royauté, la République
et l'Empire se sont seulement efforcés de le faire flotter
toujours plus glorieusement.
Beaucoup imputent cette
mobilité, ces changements, à l'inconstance et à
la légèreté des Français. En observant ce
peuple de loin, assis sur les grands boulevards, ou superficiellement,
on pourrait avoir le sentiment d'un riche et vain pétillement
: pourtant, on éprouve à ce seul spectacle la sensation
enivrante de boire du champagne.
Avant tout, le Français
vit . Il ne s'égare pas dans l'abstraction. Il n'édifie
pas seulement des systèmes théoriques, il les met
aussi en pratique et verse même son sang pour eux.
Qui ne l'envierait
pas d'user pleinement de sa vie, malgré cela et précisément
en raison de cela. Une vie qui ressemble à un éternel
festin : au milieu des plats et de boissons de qualité,
il se divertit de plaisanteries spirituelles et quelquefois, même,
il se lance dans une querelle : alors il expulse son hôte,
qu'il soit roi, président ou autre. Mais les épisodes
glorieux ne manquent pas en France dans le grand livre ouvert
de l'histoire et, dans le dictionnaire des hommes illustres, la
plupart des noms sont français.
Le Français se contente de son monde à
lui. Son histoire est grande et belle. Sa littérature le
comble, les arts et les sciences aussi. Sa terre lui offre presque
tout et il obtient ce qui lui manque sans fournir d'effort excessif.
Le monde entier singe sa mode et ses excentricités et Paris
est l'image réduite mais luxuriante de tout cela. Paris
dispose de tout ce dont a besoin l'intellectuel ou l'ouvrier et
cet homme qui passait tout son temps dans le musée du Louvre
ou cet autre qui consacra sa vie à mesurer en pas la riche
colonnade du Palais-Royal ne sont pas l'exception.
Et si le Français passe
ses frontières, il trouve partout des gens qui connaissent
ses mœurs et sa langue alors que l'étranger qui lui rend
visite a déjà pris soin de se familiariser avec
ses habitudes, sa langue et son histoire.
En France, l'histoire
de la culture est aussi variée que l'histoire politique.
Le Français vit dans la rapidité et l'abondance, tout se
cristallise en lui précipitamment et le temps est bien
loin où il mendiait sa nourriture intellectuelle auprès
des Grecs, des Romains, des Italiens et des Espagnols. Il a rapidement
acquis sa propre culture : chez lui, un christianisme austère
coexiste avec un athéisme déclaré, des mœurs
monacales et ascétiques avec la disparition des notions
d'honneur et de pudeur, l'aristocratie la plus haute avec la démocratie
la plus rigoureuse, l'artifice des Précieuses avec le naturel
dont se réclamait l'hôtel de Rambouillet, les amours
touchantes avec les horreurs des Mystères de Sue;
tout cela s'est fondu dans un monde nouveau et particulier dont
Paris est la quintessence. [...]
- Chapitre
III : Une mosaïque de gens et de vie -