Figures du marginal
dans les littératures centre-européennes
Vouloir cerner la figure du marginal dans la
littérature, et notamment dans la production romanesque,
cela est une tautologie. La conception du héros – ou de
l’antihéros – repose presque toujours sur une construction
de l’intrigue qui le met en porte-à-faux avec le temps
et l’espace romanesques : on pourrait ainsi en mesurer l’efficacité
poétique sur le critère de la singularisation d’un
destin individuel, avec, pour arrière-fond plus ou moins
réaliste, la collectivité dans laquelle il se meut.
Le ressort d’un roman réussi, c’est l’expérience
d’une sécession, de la constitution d’un individu, de son
retrait – parfois tranquille, parfois tragique – hors du groupe.
En clair, le sujet du roman, c’est le rejet ; son enjeu,
c’est l’avènement, dans toute la beauté phénoménologique
de ce mot, d’une figure faite, pour ainsi dire, davantage de différence
que de référence. C’est justement la question que
commence par poser le critique Hans Mayer dans son ouvrage pionnier
et déjà classique sur « Les Marginaux » :
« La littérature appartient à la catégorie
du singulier. Qu’il s’agisse de la subjectivité créatrice
ou de la singularité de la forme et du contenu. Elle traite
toujours de cas exceptionnels. »
[1]
Pour cette raison, l’enquête sur les représentations
littéraires du marginal, pour ne pas être vaine,
doit repérer les rapports unissant les éléments
constitutifs du personnage à un réseau référentiel
tel qu’il se développe dans un pays ou une aire culturelle
à une époque donnée, l’intégrer donc
à ce que l’on peut appeler une sémiotique historique
et sociale. Retraçant la généalogie du personnage
marginal au sein de l’évolution littéraire occidentale,
Hans Mayer en dégage ainsi les avatars successifs, et nous
pouvons tenter à notre tour de résumer ce panorama.
Il remonte à la tragédie grecque, qui, selon lui,
ne met en scène que des anormaux, des héros hors
du commun et de la norme, frappés par la malédiction
divine, des « marginaux existentiels » - alors que la
comédie antique, au rebours, ne montre que des originaux
qui ont bel et bien décidé de l’être, des
« marginaux intentionnels ». Par la suite, la chrétienté
médiévale représentera les marginaux sous
la figure d’hérétiques ( païens, incroyants, sectaires,
Juifs), qui refusent de se soumettre à l’orthodoxie et
sont donc rejetés dans le péché. Dans cette
configuration, le seul marginal existentiel, celui qui n’a vraiment
pas le choix, serait Judas Iscariote, dont le « destin »
est de trahir Jésus. Toujours selon Hans Mayer, la sécularisation
qui accompagne la Renaissance rend possible l’existence de marginaux
« en dehors des mythes et des dogmes », et voit apparaître
dans les différentes littératures des personnages
uniques (Hamlet, Faust, Don Juan, Don Quichotte), qui sont tous
des étrangers au sein de la communauté existante.
Ernst Bloch les appelle « meneurs de la transgression, »
[2] mais ce dépassement des limites reste individuel
dans la mesure où ces héros sont circonscrits aux frontières
de leurs corps et de leurs pulsions personnelles. Puis, à
la fin du XVIIe siècle, l’élite nobiliaire
en vient à professer, la « tolérance » face
aux différences de race, de culture, de religion, de mœurs.
Cet idéal aristocratique qui marque la genèse de
l’Aufklärung, Hans Mayer le voit céder progressivement
la place à une idéologie régressive, par
laquelle la société bourgeoise remplace la tolérance
par une injonction à l’intégration qui gomme les
différences. C’est là que résident pour lui
l’échec de l’Aufklärung et sa dissolution dans le
système inégalitaire du XIXe siècle
bourgeois fondé sur la concurrence, et donc l’inégalité.
Il entreprend d’analyser la représentation des trois grandes
figures marginales de la littérature européenne,
qui sont aussi les laissés pour compte de cette société,
la femme (« Judith et Dalila »), l’homosexuel (« Sodome »)
et le Juif (« Shylock »). En même temps, comme
il le conclut, « il n’existe pas de communauté des
marginaux ». Ces figures de l’exclusion n’ont rien de commun
entre elles, et « nul chemin ne mène de l’un à
l’autre. » [3]
Ces marginaux isolés de la société occidentale
sont l’objet d’une « réification » par la société
majoritaire, aussi longtemps qu’elle les considérera comme
« autres » de manière irréductible.
Dans le cadre de ce volume,
il est impossible de tracer une typologie aussi monumentale et
générique que celle que nous livre Hans Mayer. Nous
avons voulu, à travers quelques exemples qui n’ont pas
de visée exhaustive
[4] , tenter de cerner la problématique particulière
que peut susciter la représentation des marginaux dans
un cadre sémantique et culturel bien précis, celui
de l’Europe centrale. Entité culturelle à la fois
cohérente et disparate, celle-ci offre en effet un terrain
privilégié à une investigation guidée
par un « comparatisme proche. » Nous postulons qu’à
travers les différentes littératures ici représentées
(autrichienne, tchèque, polonaise, yiddish), elle constitue
une zone où, peut-être à cause de sa situation intermédiaire
(« entre » les Europes occidentale et orientale, « entre »
leurs différents « centres », dont elle constitue,
intrinsèquement et peut-être même fatalement,
la « périphérie »), l’identité
du héros, le rapport de l’individu au groupe s’énoncent
et se conçoivent ipso facto de façon problématique ;
qu’elle recouvre une zone, des cultures, des populations d’une
certaine façon « dotées » d’une forte propension
à la marginalité. Les marginaux y seraient certes
des individus porteurs d’une singularité belle, riche et
irréductible, mais se trouveraient aussi, en dépit
et à cause de leur marginalité, dépositaires
d’enjeux collectifs, vecteurs des questions autour desquelles
se définit le groupe, un groupe lui aussi traversé
par la question de l’altérité. C’est à la
convergence paradoxale de ces deux dimensions de la marginalité
– à la fois incommunicable et commune – que
nous voudrions nous arrêter ici.
L’Europe centrale,
espace d’une Histoire partagée
Historiquement, l’Europe centrale est une région
aux frontières mouvantes et imprécises, qui ont
fait l’enjeu de controverses théoriques, de guerres sanglantes,
de déplacements identitaires et politiques. Son unité
culturelle a été englobée dans différents
modèles d’intégration supranationale qui ne se recouvrent
jamais (« Mitteleuropa », Autriche-Hongrie, « petits
peuples slaves », « pays de l’Est »). [5] Inversement, le « principe
des nationalités » et l’éclatement qui s’en
est suivi en ont également consacré les particularismes,
mais même là, les cultures évoquées
(et l’on pourrait ici en ajouter bien d’autres : l’hongroise,
la slovaque, l’ukrainienne, la biélorusse, etc.) se rejoignent
par la constitution tardive et difficile de la nation au sens
moderne. De plus, ce processus historique et ses diverses applications
présentent de nombreux corollaires dans de nombreux aspects
de la formation des identités individuelles et collectives.
Est-ce un hasard que nous devions à un
historien pragois, Hans Kohn, ami de Kafka, la fameuse distinction
entre les deux grands modèles, « occidental »
et « oriental » de la nation ?
[6] Le « modèle occidental » (France, Angleterre,
Etats Unis) d’un Etat-nation précoce serait fondé
sur un contrat librement consenti qui unit les citoyens par l’adhésion
à un système (la Révolution, la République…),
au prix de l’abandon des particularismes. Au contraire, à
l’ « Est », (c’est à dire, pour nous, au
« centre » de l’Europe), la constitution des Etats-nations
est tardive, et c’est la bigarrure qui domine dans les grands
Empires multiculturels que sont l’Autriche-Hongrie et la Russie
tsariste, et encore dans les pays « successeurs » (puisque
telle est l’appellation des nouveaux Etats issus des traités
internationaux qui soldèrent la Première Guerre
mondiale). Les identités y sont multiples (linguistique,
ethnique, ethnique, nationale, religieuse, sociale) et se chevauchent
sans se recouvrir.
Prague, la ville de Kafka, est passée
d’une population d’environ 150 000 habitants, comptant 50% de
germanophones en 1850, à 450 000 habitants en 1900, dont
415 000 Tchèques, 25 000 Juifs et 10 000 Allemands. Mais
parmi les 22 000 Juifs, la moitié se déclare germanophone,
l’autre moitié tchécophone. [7] Identités ethnique, religieuse et linguistique
sont des catégories qui s’ajoutent mais ne se confondent
pas, puisqu’il existe, par exemple, des Tchèques germanisés
et des Allemands tchéquisés, des Juifs, qui, de
yiddishophones, sont devenus tchécophones, puis germanophones
(telle est l’évolution, sur quatre générations,
de la famille de Kafka), au hasard de leur ascension économique,
sociale et culturelle. Ainsi, la situation des jeunes écrivains
juifs pragois de langue allemande dont fait partie Franz Kafka,
n’a-t-elle rien d’évident, et repose sur une ambivalence
profonde à l’égard de la langue allemande :
c’est celle qui a permis aux Juifs l’émancipation intellectuelle
et l’insertion dans le monde de la Bildung germanophone ;
et pourtant Kafka les voit, comme il le dit dans une lettre à
son ami Max Brod, vivre dans une triple impossibilité linguistique :
« l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité
d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire
autrement [qu’en allemand] ». [8]
De même, la Galicie, province orientale
de l’Empire Austro-Hongrois, patrie de Joseph Roth, est constituée
au début du XXe siècle de 45 % de Polonais,
41 % de « Ruthènes » (qui n’ont pas forcément
de conscience ukrainienne, 11 % de Juifs et 3 % d’Allemands.
Joseph Roth, élevé dans la ville de Brody, peuplée
à 70 % de Juifs, a été élevé
dans un monde yiddishophone (même s’il prétend que
sa mère parlait l’allemand), mais fréquenta le Kronprinz
Rudolf Gymnasium germanophone de Brody et connaissait en outre
parfaitement le polonais, langue de culture de la région,
et donc celle de l’Université de Lemberg/ Lwów à
laquelle il préféra pourtant celle de Vienne, avant
de devenir un cosmopolite aux idéaux supranationaux, et
dont nous retenons l’image délicieusement romantique d’un
vagabond, « Hotelpatriot » (patriote des hôtels)
qui ne connaissait de chacune de ses villes de résidence
que les chambres de location.
La Łódź de Rabon est également
une ville multiculturelle, mais elle se veut la Manchester polonaise,
tout au contraire de Brody et autres villes de province des confins
de la Double-Monarchie ou de la « capitale » au
parfum légèrement suranné qu’est Lwów / Lemberg.
Choisie en 1820 pour devenir le centre économique de la
Pologne, elle réunit des populations hétéroclites
faites d’industriels visionnaires, de bourgeois cossus, d’un prolétariat
miséreux, d’Allemands expatriés (jusqu’à
20 %), d’intermédiaires ou de façonneurs juifs (plus de
34% %), et de Polonais (46%), plus quelques Russes implantés
par les administrations tsaristes (2%). [9] Dans ces conditions, on ne peut parler à
Łódź et dans l’Europe centrale en général
que d’une « histoire partagée », on ne peut que
refuser de réduire les individus à une identité
nationale univoque. C’est ce que fera Rabon, en écrivant
en yiddish un roman où les personnages parlent polonais, yiddish,
allemand, tchèque, russe, alternativement ou en les mélangeant
tous. Ainsi, l’usage littéraire que Rabon fait de la réalité
linguistique complexe de Lodz, qu’il suggère à travers
de nombreuses indications sur le multilinguisme des personnages,
ou le recours à des interférences lexicales, exprime
sa volonté de ce distancier de tous les stéréotypes
nationaux, et de se placer dans la différence et le décalage.
Ainsi, quel que soit
le pays considéré, la mosaïque est de règle,
bien des individus, ou même des groupes, répondent
à des affiliations multiples, susceptibles de changer au
cours d’une vie, à travers des processus d’intégration,
d’assimilation, d’identification, de « dissimilation »,
d’acculturation, ou de marginalisation.
[10] De plus, l’Europe centrale se définit comme l’ensemble
de ces espaces, et c’est sa spécificité d’en redoubler
la pluralité, de les unir d’un lien lâche, fidèle
à la vocation politique de peuples qui, pour reprendre
le tableau qu’il y a déjà longtemps l’historien
Victor Louis. Tapié dressait des pays danubiens, « tout
en refusant de se fondre en une seule nation, tout en conservant
leurs lois et leurs langues, éprouvent la solidarité
de leurs intérêts économiques, des affinités
de civilisation, de structures sociales analogues et, finalement,
dans le souci de leur défense commune, acceptent l’association. »
[11] Espace fluide : il n’est pas jusqu’à
la langue que l’on parle – ou bien celle que l’on écrit
– qui ne soit affectée par ce flou essentiel, cette absence
de frontière manifeste. Les personnages de Bohumil Hrabal
recourent encore à un vocabulaire où les stocks slaves,
germaniques et autres se mélangent sans complexe et même
sans conscience. Considérée du point de vue lexical
en tout cas, la langue est, bien moins que l’attribut clairement
identifiable d’un groupe national, un état intermédiaire
du vaste continuum du langage. Ainsi considéré,
le langage est perçu comme une universalité vague qui attend
d’être « réalisée » (au sens fort :
réifiée, jetée dans le monde des choses)
par un sujet particulier, situé entre les valeurs toujours
relatives des différentes cultures auxquelles il a part.
La langue de l’individu – Lacan l’appellerait simplement lettre,
« ce support matériel que le discours concret emprunte
au langage »
[12] - vaut donc pour son unicité (au sens strict,
rien d’autre ne vaut en dehors d’elle, car rien d’autre n’existe :
« il n’y a pas de langue existante » [13] ), le langage doit à l’individu non seulement son renouvellement
et son progrès dans l’Histoire, mais le prix même,
inestimable, de son accession à l’être. S’il est
bien vrai que nous ne pouvons guère faire autrement que
de « ranger » ces textes dans les langues dans lesquelles
leurs auteurs y ont été rangés pour ainsi
dire de naissance, il faut nous garder, dans ce lien par ailleurs
bien réel, de rien voir de systématique et d’exclusif,
et reconnaître l’individuation, pour ainsi dire, que chaque
sujet lui fait subir.
L’écriture comme modalité
de la marginalité
Telle est donc la convergence dont
nous avons parlé : dans les configurations dont sont
issus les auteurs présentés dans ce volume, la singularité,
l’exclusion, l’excentricité, sont donc aussi une donnée
existentielle première, et la marginalité constituerait
en Europe centrale une sorte de point de gravité caché.
La marginalité telle que nous l’entendons d’ordinaire est
circonscrite à un individu où à un groupe fortement
caractérisé (Gombrowicz débarqué en
Argentine en 1939 semble même s’ingénier à
en collectionner les figures, comme autant de signes extérieurs
de décalage : « J’étais à l’époque
un triple ou même un quadruple étranger. […] En dehors
de l’Argentine et en dehors du monde […], j’étais suspendu
dans le vide, l’anarchie au cœur. Je jouais aux échecs. » [14] ). Dans les cas ici examinés, elle
serait plutôt le redoublement et l’approfondissement de
cette donnée immédiate de l’ontologie, comme un
renchérissement sur ce pli d’origine. Dans un discours
devenu célèbre, Milan Kundera a reconnu « l’absence
d’évidence » comme l’une des « déterminations
marquantes » de la nation tchèque
[15] . La difficulté d’être fonde l’être :
on comprend que la marginalité soit l’une des dimensions
cardinales de ce processus. Cette notion, nous pouvons l’élargir
de la stricte dimension de l’identité nationale aux autres
sphères de l’existence, et surtout – en les munissant de
toutes les nuances convenables – à tous les pays d’Europe
centrale, et à l’Europe centrale elle-même, considérée
comme une région dont le génie est de présenter
une cohésion est à la fois indubitable et problématique.
Nous écrivons ces dernières phrases
au présent, mais peut-être serait-il plus lucide
de les mettre au passé, tant les choses ont changé
depuis la Seconde Guerre mondiale : la multiculturalité
y a souvent presque cessé d’exister, devenant, comme tout
ce qui est inactuel, l’objet d’une nostalgie et d’un culte qui
peut aller jusqu’à apparaître suspect. Les nations
ont en effet gagné depuis lors une sorte d’homogénéité,
pour ne pas dire de « pureté », qui a quelque
chose de désespérant, et qui renvoie peut-être
le discours sur la marginalité du côté de
la mélancolie. L’analyse d’un auteur contemporain comme
le Winkler de Cimetière des oranges amères,
en plus de son intérêt propre, présenterait
aussi l’avantage de poser la question de la persistance des concepts
à partir desquels penser la marginalité en Europe
centrale. Certes, Winkler pense son unicité contre le groupe,
contre l’oppression de structures hiérarchiques fossiles
et de leurs refrains entêtés et entêtants :
solipsismes et gargarismes venus d’Autriche et de Carinthie, interdits
castrateurs du cléricalisme étroit et d’un moralisme
décidément amoral, etc.. Mais ce serait faire injure
à l’auteur que d’imaginer son écriture comme un
propos platement vindicatif, la récidive d’un discours
essoufflé et somme toute lui aussi conventionnel. Car le
subterfuge de Winkler, c’est de fonder son texte sur le recours
à la parole même de ceux auxquels il entend échapper,
et notamment sur un détournement « hérétique »
de la rhétorique catholique, dont il semble exploiter la
splendeur à rebours, comme appliqué à déchaîner
la tempête contre ceux qui ont semé le vent. Mais
précisément, cette force, la dévoie-t-il
vraiment ? ne la dévoile-t-il pas plutôt, restituant
à la civilisation qui l’a fait naître une altérité
dont elle a toujours frissonné mais qu’elle a oubliée,
ou feint d’oublier ?
L’écriture se retrouve donc dépositaire
de valeurs dont la trace s’est peut-être effacée
dans le monde objectif. Car, tout autant qu’elle s’enracine dans
le monde, l’identité s’ancre aussi dans l’espace, même
utopique, de l’écriture -cette utopie fût-elle
celle de la mémoire. Ainsi, de même que Kundera voit,
dans l’histoire de la culture, le roman émerger au début
du XXe siècle comme le « paradis imaginaire
des individus »
[16] , territoire minimal restant à l’identité
irréductible de l’homme après qu’il eut été
terrassé par la raison, de même peut-on concevoir
en Europe centrale la littérature comme une dimension propre
de la survivance de son identité essentiellement vulnérable.
Les marginaux issus de ce monde-là trouveraient dans les
textes l’espace ultime où faire valoir leur unicité en
tant que paradigme d’un mode problématique de l’existence,
un mode qui est la dimension psycho-historique spécifique
à l’Europe centrale.
Nous avons ainsi posé la question stimulante
d’une autre convergence, celle de la marginalité dans le
choix des formes poétiques. Tentons pour finir de la formuler
d’une façon plus générale. Tout se passe comme si
la marginalité avait semé un ferment de décomposition
destiné à s’en prendre aussi aux rouages d’une machine
romanesque peut-être trop bien huilée et dont, en
tout état de cause, la glorieuse histoire occidentale a
quelque chose d’agaçant. Depuis le XIXe siècle
sans doute, la prédominance du roman avait été
contestée par les genres courts, contes ou nouvelles; ce
travail polémique s’est peut-être fait sentir en
Europe centrale plus qu’ailleurs – mais c’est là un autre
et vaste sujet. L’œuvre de Roth, malgré sa part de classicisme,
est une remarquable illustration de l’atout qu’un écrivain
peut trouver en passant d’un « format » à l’autre
(on en trouvera confirmation ici dans la confrontation du roman
Le Poids de la grâce et de la nouvelle Le Marchand
de corail). Plus radicalement, le « récit d’errance »
de Rabon, les quasi-romans de Hrabal, la farce parodique de Gombrowicz
recourent tous à des formes de transgression poétique,
soit par la distorsion méthodique des procédés
et des catégories romanesques (voir par exemple le traitement
du lieu chez Hrabal, l’évocation du monde social chez Gombrowicz,
l’intrusion de l’onirisme dans la représentation de la
ville chez Rabon, etc.), soit par le recours délibéré
à des genres « autres », en retrait ou en avance
sur la norme et l’esthétique dominante, qui donnent naissance
à une sorte de donquichottisme de la parole : « palabre »
hrabalienne, emprunts de Gombrowiz à l’éloquence
vieillotte des chroniqueurs polonais ou de Winkler aux canons
des prières et des martyrologes catholiques. Mais il ne
s’agit pas que d’une pratique contestataire, et elle ne repose
surtout pas sur une confrontation directe : l’enjeu, ici,
est l’invention d’un genre dont la stratégie elle-même
ait quelque chose de détourné et dont le détour
soit taillé à la mesure de la marginalité,
ouvrant, comme le chant de Joséphine à l’usage du
peuple des souris, un espace autre, où la blessure de l’altérité
s’apaise, le domaine familier où ceux qui ne sont pas de la famille
peuvent se consoler, fût-ce provisoirement, de leur gêne
et de leur peur. « L’autre scène », dont il
est question ici à propos de Kafka et de Rabon, serait
le lieu par excellence de cette délivrance, où le code
de la représentation est lui aussi déplacé
depuis la sphère suspecte de l’extériorité
vers celle, plus ténébreuse mais peut-être
aussi plus douce, de l’intime. La marginalité poétique
dont nous parlons s’en prendrait donc au pacte même du sens,
auquel elle voudrait imprimer le tremblement légèrement
dubitatif d’une intelligence décalée.
Delphine Bechtel et Xavier Galmiche
Notes
[1] « Literatur gehorcht der Kategorie des Besonderen.
Das gilt für die schöpferische Subjektivität wie für die Besonderheit
von Form und Gehalt. Sie behandelt stets Ausnahmefälle. »,
Hans Mayer, Außenseiter, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1975, cité ci-après selon la réédition
en poche de 1981, p. 13 ; Les Marginaux : Femmes, Juifs
et homosexuels dans la littérature européenne,
trad. fr. Laurent Muhleisen, Maurice Jacob et Pierre Fanchini,
Paris, Albin Michel, 1994, p. 14. Pour une approche plus strictement
sociologique de la question, on renverra à Maurice Agulhon,
Les Marginaux et les autres, Paris, Imago, 1990.
[2] “Leitfiguren der Grenzüberschreitung“, Ernst
Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Gesamtausgabe, t. 5,
Francfort-sur-le-Main, 1959, p. 1174 ff. ; Le Principe
espérance, trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard
« Bibliothèque de philosophie », 1976.
[3] „Es gibt keine Gemeinschaft der Außenseiter“,
„Vom einen zum anderen führt kein Weg“, Hans Mayer, Außenseiter,
p. 464, trad. fr. Les Marginaux, p. 486.
[4] Voir la note figurant à la fin du présent
volume.
[5] Voir par exemple, Jacques Droz, L’Europe Centrale :
Evolution historique de l’idée de Mitteleuropa, Paris,
Payot, 1960 ; István Bibó, Misère des petits États
d’Europe de l’Est, tr. fr. György Kassai, Paris, L’Harmattan,
1986 ; Albin Michel, 1996.
[6]
Hans Kohn, The Idea of Nationalism:
A Study in Its Origins and Background, New York, Collier Books,
1944, reprint New York, MacMillan, 1986; voir aussi Jozef Chlebowczyk,
O prawie do byty małych i
młodych narodów: Kwestia
narodowa i procesy narodotworcze
we wschodniej Europie
srodkowej w dobie kapitalizmu,
Varsovie/ Cracovie, PWN/ SIW, 1983; Andrzej F. Grabski, “Nation
et conscience nationale: Observations sur la structure des processus
de la formation des nations modernes en Europe Centrale”, Développements
de la conscience nationale en Europe Centrale du XVIe
au XXe siècle, Poznan, UAM, 1982; Rogers
Brubaker, Citizenship and Nationhood
in France and Germany, Cambridge, Harvard University Press,
1992;
[7] Voir Hans Tramer, « Prague – City of Three
People », Leo Baeck Institute Year Book (1964), p.
305-339.
[8] „der Unmöglichkeit, nicht zu schreiben, der Unmöglichkeit,
deutsch zu schreiben, der Unmöglichkeit, anders zu schreiben.“,
Franz Kafka, Briefe 1902-1924, éd. Max Brod, Francfort-sur-le-Main,
S. Fischer, 1958, p. 337-338 ; trad. fr. Kafka, Œuvres
complètes, t. III : Lettres à sa famille
et à ses amis, Paris, Gallimard, 1984, p. 1087.
[9] Wiesława Pusia et Stanisława Liszewskiego
(dir.), Dzieje Żydów w Łodzi 1820-1944: Wybrane Problemy,
Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 1991.
[10] Pour la distinction entre ces termes, voir l’article
de Milton J. Yinger, « Toward a Theory of Assimilation and
Dissimilation », Ethnic and Racial Studies, vol. 4
no. 3, juillet 1981, p. 249-264.
[11] Victor-Louis Tapié, Pays et peuples
du Danube, Paris, Arthème Fayard, 1979, p. 233.
[12] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre
dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in Ecrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 495.
[13] Ibidem, p. 498.
[14] "By∏em podówczas potrójnym, czy te˝
poczwórnym cudzoziemcem. […] Poza Argentynà i poza Êwiatem
wartoÊci […] Wisia∏em w pró˝ni z anarchià w
sercu. Grywa∏em w szachy." Fragment inconnu du Journal,
daté de 1956, publié dans Kultura n° 6, 1992,
p. 105, traduit et cité par Malgorzata Smorag dans ce
volume.
[15] "Nepříliš šťastná,
přethávaná historie ceského národa, jenž dokonce prošel
i předsíní mrtvých, umožnila nám nepodlehnout této
klamavé sugesci. Existence českého národa nebyla
totiž nikdy samozřejmostí a právě nesamozřejmost
patří k jejím nejvýraznějším určením."
[« L’histoire de la nation tchèque, pas trop heureuse,
souvent interrompue, et qui pénétra même dans
l’antichambre des morts, nous a permis de ne pas nous appuyer
sur [l’]illusion [que la nation soit une évidence donnée
de toute éternité]. L’existence de la nation tchèque
n’a en fait jamais été une évidence, et c’est
cette absence d’évidence qui est l’une de ses déterminations
les plus marquantes. »] IV. Sjezd Svazu československých
spisovatelů, 27-29 juin 1967, Prague, Československý
spisovatel, 1968
[16] « Le roman et l’Europe », in L’Art du roman,
Paris, Gallimard, 1986, p. 196.