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Figures du marginal
dans les littératures centre-européennes

 

    Vouloir cerner la figure du marginal dans la littérature, et notamment dans la production romanesque, cela est une tautologie. La conception du héros – ou de l’antihéros – repose presque toujours sur une construction de l’intrigue qui le met en porte-à-faux avec le temps et l’espace romanesques : on pourrait ainsi en mesurer l’efficacité poétique sur le critère de la singularisation d’un destin individuel, avec, pour arrière-fond plus ou moins réaliste, la collectivité dans laquelle il se meut. Le ressort d’un roman réussi, c’est l’expérience d’une sécession, de la constitution d’un individu, de son retrait – parfois tranquille, parfois tragique – hors du groupe. En clair, le sujet du roman, c’est le rejet ; son enjeu, c’est l’avènement, dans toute la beauté phénoménologique de ce mot, d’une figure faite, pour ainsi dire, davantage de différence que de référence. C’est justement la question que commence par poser le critique Hans Mayer dans son ouvrage pionnier et déjà classique sur « Les Marginaux » : « La littérature appartient à la catégorie du singulier. Qu’il s’agisse de la subjectivité créatrice ou de la singularité de la forme et du contenu. Elle traite toujours de cas exceptionnels. » [1]  

    Pour cette raison, l’enquête sur les représentations littéraires du marginal, pour ne pas être vaine, doit repérer les rapports unissant les éléments constitutifs du personnage à un réseau référentiel tel qu’il se développe dans un pays ou une aire culturelle à une époque donnée, l’intégrer donc à ce que l’on peut appeler une sémiotique historique et sociale. Retraçant la généalogie du personnage marginal au sein de l’évolution littéraire occidentale, Hans Mayer en dégage ainsi les avatars successifs, et nous pouvons tenter à notre tour de résumer ce panorama. Il remonte à la tragédie grecque, qui, selon lui, ne met en scène que des anormaux, des héros hors du commun et de la norme, frappés par la malédiction divine, des « marginaux existentiels » - alors que la comédie antique, au rebours, ne montre que des originaux qui ont bel et bien décidé de l’être, des « marginaux intentionnels ». Par la suite, la chrétienté médiévale représentera les marginaux sous la figure d’hérétiques ( païens,  incroyants,  sectaires,  Juifs), qui refusent de se soumettre à l’orthodoxie et sont donc rejetés dans le péché. Dans cette configuration, le seul marginal existentiel, celui qui n’a vraiment pas le choix, serait Judas Iscariote, dont le « destin » est de trahir Jésus. Toujours selon Hans Mayer, la sécularisation qui accompagne la Renaissance rend possible l’existence de marginaux « en dehors des mythes et des dogmes », et voit apparaître dans les différentes littératures des personnages uniques (Hamlet, Faust, Don Juan, Don Quichotte), qui sont tous des étrangers au sein de la communauté existante. Ernst Bloch les appelle « meneurs de la transgression, » [2] mais ce dépassement des limites reste individuel dans la mesure où ces héros sont circonscrits aux frontières de leurs corps et de leurs pulsions personnelles. Puis, à la fin du XVIIe siècle, l’élite nobiliaire en vient à professer, la « tolérance » face aux différences de race, de culture, de religion, de mœurs. Cet idéal aristocratique qui marque la genèse de l’Aufklärung, Hans Mayer le voit céder progressivement la place à une idéologie régressive, par laquelle la société bourgeoise remplace la tolérance par une injonction à l’intégration qui gomme les différences. C’est là que résident pour lui l’échec de l’Aufklärung et sa dissolution dans le système inégalitaire du XIXe siècle bourgeois fondé sur la concurrence, et donc l’inégalité. Il entreprend d’analyser la représentation des trois grandes figures marginales de la littérature européenne, qui sont aussi les laissés pour compte de cette société, la femme (« Judith et Dalila »), l’homosexuel (« Sodome ») et le Juif (« Shylock »). En même temps, comme il le conclut, « il n’existe pas de communauté des marginaux ». Ces figures de l’exclusion n’ont rien de commun entre elles, et « nul chemin ne mène de l’un à l’autre. » [3] Ces marginaux isolés de la société occidentale sont l’objet d’une « réification » par la société majoritaire, aussi longtemps qu’elle les considérera comme « autres » de manière irréductible.

    Dans le cadre de ce volume, il est impossible de tracer une typologie aussi monumentale et générique que celle que nous livre Hans Mayer. Nous avons voulu, à travers quelques exemples qui n’ont pas de visée exhaustive [4] , tenter de cerner la problématique particulière que peut susciter la représentation des marginaux dans un cadre sémantique et culturel bien précis, celui de l’Europe centrale. Entité culturelle à la fois cohérente et disparate, celle-ci offre en effet un terrain privilégié à une investigation  guidée par un « comparatisme proche. » Nous postulons qu’à travers les différentes littératures ici représentées (autrichienne, tchèque, polonaise, yiddish), elle constitue une zone où, peut-être à cause de sa situation intermédiaire (« entre » les Europes occidentale et orientale, « entre » leurs différents « centres », dont elle constitue, intrinsèquement et peut-être même  fatalement, la « périphérie »), l’identité du héros, le rapport de l’individu au groupe s’énoncent et se conçoivent ipso facto de façon problématique ; qu’elle recouvre une zone, des cultures, des populations d’une certaine façon « dotées » d’une forte propension à la marginalité. Les marginaux y seraient certes des individus porteurs d’une singularité belle, riche et irréductible, mais se trouveraient aussi, en dépit et à cause de leur marginalité, dépositaires d’enjeux collectifs, vecteurs des questions autour desquelles se définit le groupe, un groupe lui aussi traversé par la question de l’altérité. C’est à la convergence paradoxale de ces deux dimensions de la marginalité – à la fois incommunicable et commune – que nous voudrions nous arrêter ici.

 

L’Europe centrale,
espace d’une Histoire partagée

    Historiquement, l’Europe centrale est une région aux frontières mouvantes et imprécises, qui ont fait l’enjeu de controverses théoriques, de guerres sanglantes, de déplacements identitaires et politiques. Son unité culturelle a été englobée dans différents modèles d’intégration supranationale qui ne se recouvrent jamais (« Mitteleuropa », Autriche-Hongrie, « petits peuples slaves », « pays de l’Est »). [5] Inversement, le « principe des nationalités » et l’éclatement qui s’en est suivi en ont également consacré les particularismes,  mais même là, les cultures évoquées (et l’on pourrait ici en ajouter bien d’autres : l’hongroise, la slovaque, l’ukrainienne, la biélorusse, etc.) se rejoignent par la constitution tardive et difficile de la nation au sens moderne. De plus, ce processus historique et ses diverses applications présentent de nombreux corollaires dans de nombreux aspects de la formation des identités individuelles et collectives.

    Est-ce un hasard que nous devions à un historien pragois, Hans Kohn, ami de Kafka, la fameuse distinction entre les deux grands modèles, « occidental » et « oriental » de la nation ? [6] Le « modèle occidental » (France, Angleterre, Etats Unis) d’un Etat-nation précoce serait fondé sur un contrat librement consenti qui unit les citoyens par l’adhésion à un système (la Révolution, la République…), au prix de l’abandon des particularismes. Au contraire, à l’ « Est », (c’est à dire, pour nous, au « centre » de l’Europe), la constitution des Etats-nations est tardive, et c’est la bigarrure qui domine dans les grands Empires multiculturels que sont l’Autriche-Hongrie et la Russie tsariste, et encore dans les pays « successeurs » (puisque telle est l’appellation des nouveaux Etats issus des traités internationaux qui soldèrent la Première Guerre mondiale). Les identités y sont multiples (linguistique, ethnique, ethnique, nationale, religieuse, sociale) et  se chevauchent sans se recouvrir. 

    Prague, la ville de Kafka, est passée d’une population d’environ 150 000 habitants, comptant 50% de germanophones en 1850, à 450 000 habitants en 1900, dont 415 000 Tchèques, 25 000 Juifs et 10 000 Allemands. Mais parmi les 22 000 Juifs, la moitié se déclare germanophone, l’autre moitié tchécophone. [7] Identités ethnique, religieuse et linguistique sont des catégories qui s’ajoutent mais ne se confondent pas, puisqu’il existe, par exemple, des Tchèques germanisés et des Allemands tchéquisés, des Juifs, qui, de yiddishophones, sont devenus tchécophones, puis germanophones (telle est l’évolution, sur quatre générations, de la famille de Kafka),  au hasard de leur ascension économique, sociale et culturelle. Ainsi, la situation des jeunes écrivains juifs pragois de langue allemande dont fait partie Franz Kafka, n’a-t-elle rien d’évident, et repose sur une ambivalence profonde à l’égard de la langue allemande : c’est celle qui a permis aux Juifs l’émancipation intellectuelle et l’insertion dans le monde de la Bildung germanophone ; et pourtant Kafka les voit, comme il le dit dans une lettre à son ami Max Brod, vivre dans une triple impossibilité linguistique : « l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement [qu’en allemand] ». [8]

    De même, la Galicie, province orientale de l’Empire Austro-Hongrois, patrie de Joseph Roth, est constituée au début du XXe siècle de 45 % de Polonais, 41 % de « Ruthènes » (qui n’ont pas forcément de conscience ukrainienne, 11 %  de Juifs et 3 % d’Allemands. Joseph Roth, élevé dans la ville de Brody, peuplée à 70 % de Juifs, a été élevé dans un monde yiddishophone (même s’il prétend que sa mère parlait l’allemand), mais fréquenta le Kronprinz Rudolf Gymnasium germanophone de Brody et connaissait en outre parfaitement le polonais, langue de culture de la région, et donc celle de l’Université de Lemberg/ Lwów à laquelle il préféra pourtant celle de Vienne, avant de devenir un cosmopolite aux idéaux supranationaux, et dont nous retenons l’image délicieusement romantique d’un  vagabond, « Hotelpatriot » (patriote des hôtels) qui ne connaissait de chacune de ses villes de résidence que les chambres de location.

    La Łódź de Rabon est également une ville multiculturelle, mais elle se veut la Manchester polonaise, tout au contraire de Brody et autres villes de province des confins de la Double-Monarchie ou de la « capitale »  au parfum légèrement suranné qu’est Lwów / Lemberg. Choisie en 1820 pour devenir le centre économique de la Pologne, elle réunit des populations hétéroclites faites d’industriels visionnaires, de bourgeois cossus, d’un prolétariat miséreux, d’Allemands expatriés (jusqu’à 20 %), d’intermédiaires ou de façonneurs juifs (plus de 34% %), et de Polonais (46%), plus quelques Russes implantés par les administrations tsaristes (2%). [9] Dans ces conditions, on ne peut parler à Łódź et dans l’Europe centrale en général que d’une « histoire partagée », on ne peut que refuser de réduire les individus à une identité nationale univoque. C’est ce que fera Rabon, en écrivant en yiddish un roman où les personnages parlent polonais, yiddish, allemand, tchèque, russe, alternativement  ou en les mélangeant tous. Ainsi, l’usage littéraire que Rabon fait de la réalité linguistique complexe de Lodz, qu’il suggère à travers de nombreuses indications sur le multilinguisme des personnages, ou le recours à des interférences lexicales, exprime sa volonté de ce distancier de tous les stéréotypes nationaux, et de se placer dans la différence et le décalage.

    Ainsi, quel que soit le pays considéré, la mosaïque est de règle, bien des individus, ou même des groupes, répondent à des affiliations multiples, susceptibles de changer au cours d’une vie, à travers des processus d’intégration, d’assimilation, d’identification, de « dissimilation », d’acculturation, ou de marginalisation. [10] De plus, l’Europe centrale se définit comme l’ensemble de ces espaces, et c’est sa spécificité d’en redoubler la pluralité, de les unir d’un lien lâche, fidèle à la vocation politique de peuples qui, pour reprendre le tableau qu’il y a déjà longtemps l’historien Victor Louis. Tapié dressait des pays danubiens, « tout en refusant de se fondre en une seule nation, tout en conservant leurs lois et leurs langues, éprouvent la  solidarité de leurs intérêts économiques, des affinités de civilisation, de structures sociales analogues et, finalement, dans le souci de leur défense commune, acceptent l’association. » [11] Espace fluide : il n’est pas jusqu’à la langue que l’on parle – ou bien celle que l’on écrit – qui ne soit affectée par ce flou essentiel, cette absence de frontière manifeste. Les personnages de Bohumil Hrabal recourent encore à un vocabulaire où les stocks slaves, germaniques et autres se mélangent sans complexe et même sans conscience. Considérée du point de vue lexical en tout cas, la langue est, bien moins que l’attribut clairement identifiable d’un groupe national, un état intermédiaire du vaste continuum du langage. Ainsi considéré, le langage est perçu comme une universalité vague qui attend d’être « réalisée » (au sens fort : réifiée, jetée dans le monde des choses) par un sujet particulier, situé entre les valeurs toujours relatives des différentes cultures auxquelles il a part. La langue de l’individu – Lacan l’appellerait simplement lettre, « ce support matériel que le discours concret emprunte au langage » [12] - vaut donc pour son unicité (au sens strict, rien d’autre ne vaut en dehors d’elle, car rien d’autre n’existe : « il n’y a pas de langue existante » [13] ), le langage doit à l’individu non seulement son renouvellement et son progrès dans l’Histoire, mais le prix même, inestimable, de son accession à l’être. S’il est bien vrai que nous ne pouvons guère faire autrement que de « ranger » ces textes dans les langues dans lesquelles leurs auteurs y ont été rangés pour ainsi dire de naissance, il faut nous garder, dans ce lien par ailleurs bien réel, de rien voir de systématique et d’exclusif, et reconnaître l’individuation, pour ainsi dire, que chaque sujet lui fait subir.

 

L’écriture comme modalité
de la marginalité

    Telle est donc la convergence dont nous avons parlé : dans les configurations dont sont issus les auteurs présentés dans ce volume, la singularité, l’exclusion, l’excentricité, sont donc aussi une donnée existentielle première, et la marginalité constituerait en Europe centrale une sorte de point de gravité caché. La marginalité telle que nous l’entendons d’ordinaire est circonscrite à un individu où à un groupe fortement caractérisé (Gombrowicz débarqué en Argentine en 1939 semble même s’ingénier à en collectionner les figures, comme autant de signes extérieurs de décalage : « J’étais à l’époque un triple ou même un quadruple étranger. […] En dehors de l’Argentine et en dehors du monde […], j’étais suspendu dans le vide, l’anarchie au cœur. Je jouais aux échecs. » [14] ). Dans les cas ici examinés, elle serait plutôt le redoublement et l’approfondissement de cette donnée immédiate de l’ontologie, comme un renchérissement sur ce pli d’origine. Dans un discours devenu célèbre, Milan Kundera a reconnu « l’absence d’évidence » comme l’une des « déterminations marquantes » de la nation tchèque [15] . La difficulté d’être fonde l’être : on comprend que la marginalité soit l’une des dimensions cardinales de ce processus. Cette notion, nous pouvons l’élargir de la stricte dimension de l’identité nationale aux autres sphères de l’existence, et surtout – en les munissant de toutes les nuances convenables – à tous les pays d’Europe centrale, et à l’Europe centrale elle-même, considérée comme une région dont le génie est de présenter une cohésion est à la fois indubitable et problématique.

    Nous écrivons ces dernières phrases au présent, mais peut-être serait-il plus lucide de les mettre au passé, tant les choses ont changé depuis la Seconde Guerre mondiale : la multiculturalité y a souvent presque cessé d’exister, devenant, comme tout ce qui est inactuel, l’objet d’une nostalgie et d’un culte qui peut aller jusqu’à apparaître suspect. Les nations ont en effet gagné depuis lors une sorte d’homogénéité, pour ne pas dire de « pureté », qui a quelque chose de désespérant, et qui renvoie peut-être le discours sur la marginalité du côté de la mélancolie. L’analyse d’un auteur contemporain comme le Winkler de Cimetière des oranges amères, en plus de son intérêt propre, présenterait aussi l’avantage de poser la question de la persistance des concepts à partir desquels penser la marginalité en Europe centrale. Certes, Winkler pense son unicité contre le groupe, contre l’oppression de structures hiérarchiques fossiles et de leurs refrains entêtés et entêtants : solipsismes et gargarismes venus d’Autriche et de Carinthie, interdits castrateurs du cléricalisme étroit et d’un moralisme décidément amoral, etc.. Mais ce serait faire injure à l’auteur que d’imaginer son écriture comme un propos platement vindicatif, la récidive d’un discours essoufflé et somme toute lui aussi conventionnel. Car le subterfuge de Winkler, c’est de fonder son texte sur le recours à la parole même de ceux auxquels il entend échapper, et notamment sur un détournement « hérétique » de la rhétorique catholique, dont il semble exploiter la splendeur à rebours, comme appliqué à déchaîner la tempête contre ceux qui ont semé le vent. Mais précisément, cette force, la dévoie-t-il vraiment ? ne la dévoile-t-il pas plutôt, restituant à la civilisation qui l’a fait naître une altérité dont elle a toujours frissonné mais qu’elle a oubliée, ou feint d’oublier ?

    L’écriture se retrouve donc dépositaire de valeurs dont la trace s’est peut-être effacée dans le monde objectif. Car, tout autant qu’elle s’enracine dans le monde, l’identité s’ancre aussi dans l’espace, même utopique,  de  l’écriture -cette utopie fût-elle celle de la mémoire. Ainsi, de même que Kundera voit, dans l’histoire de la culture, le roman émerger au début du XXe siècle comme le « paradis imaginaire des  individus » [16] , territoire minimal restant à l’identité irréductible de l’homme après qu’il eut été terrassé par la raison, de même peut-on concevoir en Europe centrale la littérature comme une dimension propre de la survivance de son identité essentiellement vulnérable. Les marginaux issus de ce monde-là trouveraient dans les textes l’espace ultime où faire valoir leur unicité en tant que paradigme d’un mode problématique de l’existence, un mode qui est la dimension psycho-historique spécifique à l’Europe centrale.

    Nous avons ainsi posé la question stimulante d’une autre convergence, celle de la marginalité dans le choix des formes poétiques. Tentons pour finir de la formuler d’une façon plus générale. Tout se passe comme si la marginalité avait semé un ferment de décomposition destiné à s’en prendre aussi aux rouages d’une machine romanesque peut-être trop bien huilée et dont, en tout état de cause, la glorieuse histoire occidentale a quelque chose d’agaçant. Depuis le XIXe siècle sans doute, la prédominance du roman avait été contestée par les genres courts, contes ou nouvelles; ce travail polémique s’est peut-être fait sentir en Europe centrale plus qu’ailleurs – mais c’est là un autre et vaste sujet. L’œuvre de Roth, malgré sa part de classicisme, est une remarquable illustration de l’atout qu’un écrivain peut trouver en passant d’un « format » à l’autre (on en trouvera confirmation ici dans la confrontation du roman Le Poids de la grâce et de la nouvelle Le Marchand de corail). Plus radicalement, le « récit d’errance » de Rabon, les quasi-romans de Hrabal, la farce parodique de Gombrowicz recourent tous à des formes de transgression poétique, soit par la distorsion méthodique des procédés et des catégories romanesques (voir par exemple le traitement du lieu chez Hrabal, l’évocation du monde social chez Gombrowicz, l’intrusion de l’onirisme dans la représentation de la ville chez Rabon, etc.), soit par le recours délibéré à des genres « autres », en retrait ou en avance sur la norme et l’esthétique dominante, qui donnent naissance à une sorte de donquichottisme de la parole  : « palabre » hrabalienne, emprunts de Gombrowiz à l’éloquence vieillotte des chroniqueurs polonais ou de Winkler aux canons des prières et des martyrologes catholiques. Mais il ne s’agit pas que d’une pratique contestataire, et elle ne repose surtout pas sur une confrontation directe : l’enjeu, ici, est l’invention d’un genre dont la stratégie elle-même ait quelque chose de détourné et dont le détour soit taillé à la mesure de la marginalité, ouvrant, comme le chant de Joséphine à l’usage du peuple des souris, un espace autre, où la blessure de l’altérité s’apaise, le domaine familier où ceux qui ne sont pas de la famille peuvent se consoler, fût-ce provisoirement, de leur gêne et de leur peur.  « L’autre scène », dont il est question ici à propos de Kafka et de Rabon, serait le lieu par excellence de cette délivrance, où le code de la représentation est lui aussi déplacé depuis la sphère suspecte de l’extériorité vers celle, plus ténébreuse mais peut-être aussi plus douce, de l’intime. La marginalité poétique dont nous parlons s’en prendrait donc au pacte même du sens, auquel elle voudrait imprimer le tremblement légèrement dubitatif d’une intelligence décalée.

 

Delphine Bechtel et Xavier Galmiche



Notes

[1] « Literatur gehorcht der Kategorie des Besonderen. Das gilt für die schöpferische Subjektivität wie für die Besonderheit von Form und Gehalt. Sie behandelt stets Ausnahmefälle. », Hans Mayer, Außenseiter, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975, cité ci-après selon la réédition en poche de 1981, p. 13 ;  Les Marginaux : Femmes, Juifs et homosexuels dans la littérature européenne, trad. fr. Laurent Muhleisen, Maurice Jacob et Pierre Fanchini, Paris, Albin Michel, 1994,  p. 14. Pour une approche plus strictement sociologique de la question, on renverra à Maurice Agulhon, Les Marginaux et les autres, Paris, Imago, 1990.

[2]   “Leitfiguren der Grenzüberschreitung“,   Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Gesamtausgabe, t. 5, Francfort-sur-le-Main, 1959, p. 1174 ff. ; Le Principe espérance, trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard « Bibliothèque de philosophie », 1976.

[3]  „Es gibt keine Gemeinschaft der Außenseiter“,  „Vom einen zum anderen führt kein Weg“,  Hans Mayer, Außenseiter, p. 464,  trad. fr. Les Marginaux, p. 486.

[4]   Voir la note figurant à la fin  du présent volume.

[5] Voir par exemple, Jacques Droz, L’Europe Centrale : Evolution historique de l’idée de Mitteleuropa, Paris, Payot, 1960 ; István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, tr. fr. György Kassai, Paris, L’Harmattan, 1986 ; Albin Michel, 1996. 

[6] Hans Kohn, The Idea of Nationalism: A Study in Its Origins and Background, New York, Collier Books, 1944, reprint New York, MacMillan, 1986; voir aussi Jozef Chlebowczyk, O prawie do byty małych i młodych narodów: Kwestia narodowa i procesy narodotworcze we wschodniej Europie srodkowej w dobie kapitalizmu, Varsovie/ Cracovie, PWN/ SIW, 1983; Andrzej F. Grabski, “Nation et conscience nationale: Observations sur la structure des processus de la formation des nations modernes en Europe Centrale”, Développements de la conscience nationale en Europe Centrale du XVIe au XXe siècle, Poznan, UAM, 1982; Rogers Brubaker, Citizenship and Nationhood in France and Germany, Cambridge, Harvard University Press, 1992; 

[7] Voir Hans Tramer, « Prague – City of Three People »,  Leo Baeck Institute Year Book (1964), p. 305-339.

[8] „der Unmöglichkeit, nicht zu schreiben, der Unmöglichkeit, deutsch zu schreiben, der Unmöglichkeit, anders zu schreiben.“, Franz Kafka, Briefe 1902-1924, éd. Max Brod, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1958, p. 337-338 ; trad. fr. Kafka, Œuvres complètes, t. III : Lettres à sa famille et à ses amis, Paris, Gallimard, 1984, p. 1087.

[9] Wiesława Pusia et Stanisława Liszewskiego (dir.), Dzieje Żydów w Łodzi 1820-1944: Wybrane Problemy, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 1991.

[10] Pour la distinction entre ces termes, voir l’article de Milton J. Yinger, « Toward a Theory of Assimilation and Dissimilation », Ethnic and Racial Studies, vol. 4 no. 3, juillet 1981, p. 249-264.

[11] Victor-Louis Tapié, Pays et peuples du Danube, Paris, Arthème Fayard, 1979, p. 233.

[12] Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 495.

[13] Ibidem, p. 498.

[14] "By∏em podówczas potrójnym, czy te˝ poczwórnym cudzoziemcem. […] Poza Argentynà i poza Êwiatem wartoÊci […] Wisia∏em w pró˝ni z anarchià w sercu. Grywa∏em w szachy." Fragment inconnu du Journal, daté de 1956, publié dans Kultura n° 6, 1992, p. 105, traduit et cité par  Malgorzata Smorag dans ce volume.

[15] "Nepříliš šťastná, přethávaná historie ceského národa, jenž dokonce prošel i předsíní mrtvých, umožnila nám nepodlehnout této klamavé sugesci. Existence českého národa nebyla totiž nikdy samozřejmostí a právě nesamozřejmost patří k jejím nejvýraznějším určením." [« L’histoire de la nation tchèque, pas trop heureuse, souvent interrompue, et qui pénétra même dans l’antichambre des morts, nous a permis de ne pas nous appuyer sur [l’]illusion [que la nation soit une évidence donnée de toute éternité]. L’existence de la nation tchèque n’a en fait jamais été une évidence, et c’est cette absence d’évidence qui est l’une de ses déterminations les plus marquantes. »] IV. Sjezd Svazu československých spisovatelů, 27-29 juin 1967, Prague, Československý spisovatel, 1968

[16] « Le roman et l’Europe », in L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 196.

 

 

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