Introduction
: Le destin de Jarmilka se confond avec l'histoire
de la Tchécoslovaquie dans la seconde moitié
du XXe siècle. Rédigé durant l'hiver
1951-1952, tandis que le régime instauré en
1948 par Klement Gottwald procède à de nombreuses
arrestations et exerce une forte censure envers les écrivains,
le texte ne sera publié dans sa version originale
qu'en 1992, soit à peine quelques années avant
la mort de Hrabal. Entre ces deux dates, celle de la rédaction
et celle de la publication, Hrabal tente à deux reprises
de faire publier son texte, en 1959 et en 1969. Mais ces
éditions, pour lesquelles il est amené à
revoir largement son texte, sont retirées de la vente.
Si le texte de Jarmilka a rencontré tant de difficultés
pour être publié, c'est que, plus que toute
autre œuvre ultérieure de Hrabal, il contient
des descriptions explicites du fonctionnement politique
du régime communiste. Les malheurs d'une jeune ouvrière
enceinte, que son amant ne veut pas épouser, alternent
avec une évocation directe des conditions de vie
dans les camps staliniens et nazis. Ces deux thématiques,
si bien enchevêtrées qu'il devient impossible
de dégager du texte une structure de roman classique,
se trouvent néanmoins sous-tendues par un troisième
motif, celui du quotidien d'un ouvrier employé aux
aciéries de Kladno — c'est-à-dire par
une expérience autobiographique, puisque Hrabal lui-même
y travailla entre 1949 et 1952.
*
Mais l'intérêt de Jarmilka
ne se limite pas à celui d'un rappel des difficultés
à publier sous un régime totalitaire. Il tient
également à la place qu'occupe ce texte dans
l'œuvre de Hrabal : après l'échec de
ses tentatives poétiques des années trente
et quarante, il marque un tournant définitif dans
son orientation littéraire, le conduisant vers une
prose vivante et imagée qu'il ne quittera jamais.
Il s’agit de l’une des premières grandes
proses de Hrabal, dont l’influence parcourt toute
son œuvre. Il ne s'agit pas encore d'un roman, mais
d'un « document », dont l'esthétique
s'inscrit dans celle du « réalisme total »
— une idée chère au grand ami de l’auteur,
Egon Bondy.
Hrabal arrache littéralement au réel des fragments
qu'il retranscrit directement, notamment des discours d'ouvriers
côtoyés chaque jour aux aciéries de
Kladno. D'où le ton parfois vulgaire ou comique des
répliques, qu'il est difficile de rendre en français.
Cette technique relève du « collage »,
mais, à la différence d'autres textes contemporains
de Hrabal, le récit dans lequel il se fond permet
une certaine fluidité. Pourtant, le « réalisme
total » visé dans ce texte n'est jamais vraiment
atteint — les images surprenantes et naïves de
Hrabal prennent souvent le dessus et on perçoit ça
et là des traces de lyrisme, notamment dans le dernier
chapitre, qui renvoient aux longs poèmes de la même
période. En outre, le texte n’est pas sans
rappeler les romans existentialistes français, dont
Hrabal revendique d'ailleurs l'influence, et il ne présente
pas de structure dramatique claire, constituant plutôt
un « journal de l'expérience ».
A ces aspects du texte s'ajoutent ses implications dans
le contexte littéraire de l'époque. Hrabal
dresse un tableau des « gens simples » qui fait
contrepoids à la littérature officielle d'alors.
Son symbolisme (l’enfant à naître pour
Noël) renvoie en outre par endroits à la religion
chrétienne et contrarie la rhétorique stalinienne.
Le texte lui-même est rédigé rapidement,
durant le temps libre de Hrabal, à l'aide de sa première
machine à écrire, d’où une présentation
typographique particulière puisque cette «
machine atomique » ne permet pas l'utilisation des
signes diacritiques propres au tchèque ; elle le
pousse, ainsi que les conseils
d'Egon Bondy, à faire du texte lui-même une
sorte « d'objet graphique », qui s'étale
sur la page sans aucun alinéa. Les guillemets et
autres marqueurs du discours sont absents, ce qui amplifie
l’impression de texte monolithique, dans lequel tous
les points de vue, tous les discours se mélangent.
Cette particularité du texte disparaîtra des
différentes versions publiées avant celle
de 1992, les éditeurs la considérant comme
une entrave à la lecture. Nous avons
choisi de respecter la typographie originale du texte, telle
qu'on la trouve dans le tapuscrit et les Œuvres complètes
de Hrabal.
*
Les deux textes qui encadrent ici Jarmilka
– La machine atomique Perkeo et Interview sur le Barrage
de l'Eternité — nous ont semblé devoir
l'accompagner dans la mesure où ils illustrent bien
la vie que menait l'auteur dans les années cinquante,
et la façon dont il travaillait. Ils renvoient plus
ou moins directement à Jarmilka, et nous laissons
Hrabal raconter lui-même la genèse du texte.
Benoit Meunier
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