Les Fureurs de Richard Weiner
le thème de l’homme double
Le livre Les Fureurs (Lítice)
a paru pour la première fois avec le sous-titre Nouvelles
sur la guerre chez František Borový à Prague en 1916, puis,
une seconde fois, sans le sous-titre et avec la note « Seconde
édition, revue et complétée par les parties confisquées à l’origine »
chez Otakar Štorch-Marien à Prague en octobre 1928 dans une
mise en page de František Muzika. La nouvelle Kostajnik
a été publiée séparément en 1916 dans le numéro 2 de Lumír 44.
Les manuscrits des nouvelles Le Journal (Deník,
daté du 7. 1. 1916 à Prague), Kostajnik (daté du 14.
12. 1915 à Prague) et Un silence en délire (Ztřeštěné
ticho, daté du 5. 4. 1916 à Prague) sont conservés dans
les archives littéraires du Pamatník národního písemnictví (fond
Weiner). Si Les Fureurs représentent le premier livre
tchèque inspiré par la guerre, ce livre ne se fait pas le témoin
des événements types de la vie de soldat. En effet, ainsi que
le fait remarquer Jindřich Chalupecký[1],
la guerre n’y est qu’une circonstance externe, un décor dans
lequel se déroule un destin exceptionnel, atypique, étrange.
Pour Weiner, la guerre n’était « une chose ni sociale,
ni économique, ni culturelle(…). Non – c’était une affaire propre
à chacun de nous, un événement des plus personnels, inscrit
dans un livre, et sans lequel notre vie ne serait pas un cercle. »[2]
Le déchirement des armes de la Première guerre mondiale est
bien plus qu’un fond de toile idéal, il sert de contrepoint
organique au développement d’un des thèmes principaux de l’œuvre
de Weiner : celui du déchirement, du caractère double de
l’homme.
Nous en avons un avant-goût dans Le vendeur
de cocoricos (Prodavač kohoutků), la quatrième
nouvelle de L’Indolent spectateur (Netečný divák[3]).
Son héros, Jean Philès, un garçon de seize ans venu à Paris
de Bretagne, tente de gagner sa vie en vendant des jouets dans
les rues, mais personne ne lui en achète parce qu’il a des vêtements
décents et en bon état. Enfin, Jean échange son habit contre
les hardes d’un suicidé découvert sur un banc du bois de Boulogne.
Ce n’est qu’alors, ressemblant à un clochard, qu’il réussit
à vendre sa marchandise et qu’il pourra trouver un meilleur
emploi par la suite. Le petit vendeur qui lui a donné l’adresse
du magasin de jouets pour lequel Jean s’est mis à vendre les
cocoricos aurait donc mieux fait de se méfier de lui :
le jeune garçon de bonne famille cachait un sérieux concurrent.
En ce sens, Weiner effleure une première forme de la multiplicité
de l’homme : celle de la morale. En effet, Jean sait être
bon et mauvais selon les circonstances, il est moral et amoral
simultanément, il porte en soi tous les possibles et en ce sens
est, comme nous tous, un être double.
C’est dans le recueil Les Fureurs que
ce thème se fait entendre pour la première fois d’une façon
tout à fait évidente, et ce, dès la première nouvelle du recueil,
intitulée franchement Les Sosies (Dvojníci). Le
lendemain de sa mobilisation, Spajdan rencontre, dans le casino
pour officiers, le baron Sankory qui lui ressemble singulièrement,
un peu comme s’il rencontrait sa propre caricature. Une relation
particulière naît entre eux, due à leur ressemblance physique
ainsi qu’au fait qu’ils sont à l’opposé l’un de l’autre :
Spajdan est beau alors que Sankory est laid, Spajdan est léger,
souriant et de bonne compagnie alors que Sankory est sombre,
esseulé et mystérieux à en paraître diabolique. On pourrait
croire qu’ils forment les deux faces d’une seule personne, mais
le fait est que Sankory est une version plus vraie de Spajdan :
par rapport à la simplicité de Spajdan (qui n’est pas encore
conscient de sa complexité), Sankory est une personne double,
déchirée entre « ce qu’il désirait » et « ce
qu’il devait désirer », entre les bonnes intentions et
les mauvaises actions, « un monstre, moitié porc, moitié
excellent homme ». Et, de même qu’en Sankory est assoupi le
bon, l’humain, Spajdan est un monstre dans lequel le porc, l’animal
est assoupi – mais présent, quoi qu’il en soit. Au début, Spajdan
cherche à résister à l’influence presque hypnotique de Sankory,
peu à peu, il s’abandonne cependant et reconnaît enfin sa propre
dualité : se regardant dans le miroir, son image semble
prendre corps, devenir réelle, il sent son être comme scindé
en deux partie distinctes écœurantes l’une pour l’autre. Il
perd alors son naturel joyeux, « solaire », au fur
et à mesure que Sankory lui dévoile à quel point sa bonté et
son innocence sont superficielles et fausses, notamment en lui
rappelant sa méchanceté et l’affaire de la veuve Trautwein.
Les deux exemplaires de la même personne que représentent Spajdan
et Sankory étant arrivés tous deux à la plénitude à présent,
l’un d’eux doit se nourrir de l’autre. Spajdan n’ayant pas compris
la nécessité du processus, Sankory, à court de patience, décide
de prendre les choses en main et de le tuer. Soudain, alors
qu’il écrase un Spajdan dépassé contre le sol et dégaine son
pistolet, une balle venue des lignes ennemies lui traverse la
tête. Après une période de maladie, Spajdan « se réveille
à la vie », mais il n’est plus alors le « joyeux »
compagnon » qu’il était, il est désormais pleinement une
personne double : bonne et mauvaise, belle et hideuse,
Spajdan et Sankory à la fois. La nouvelle semble se clore dans
un esprit particulièrement sombre et sans issue : Spajdan
est désormais pleinement conscient de soi-même. En ce sens,
cette nouvelle rappelle certains traits des principaux écrits
existentialistes : en quelque sorte, Spajdan lui aussi raconte
sa chute. Mais si Jean-Baptiste Clamence peut affirmer :
« Et pourquoi changerais-je puisque j’ai trouvé le bonheur
qui me convient ? J’ai accepté la duplicité au lieu de
m’en désoler. »[4],
Spajdan, lui, se sent incapable de vivre. « Comment se
fait-il que m’effraient des courants sous-terrains dont je ne
suis pas même véritablement conscient, alors qu’avant, bien
que très clairs dans mon esprits, ils n’empêchaient pas que
sourde de moi confiance et envie de communiquer ? Comment
se fait-il que je n’ose faire le mal, que je ne croie plus à
ma bonne volonté ? »[5].
On retrouve vaguement le thème du double dans
la nouvelle Le Journal (Deník) : le soldat
Zostov promet à Nastia, la fille des villageois chez qui il
est logé lors d’un déplacement de son régiment, de retrouver
pour elle un certain Gruzenko dont elle est amoureuse. Le fait
que Zostov et Gruzenko soient tous deux des soldats, qu’ils
aient tous deux rencontré Nastia dans les mêmes circonstances,
en fait deux personnages apparemment interchangeables. Seulement,
à l’instar du couple Spajdan-Sankory, Zostov, dont la « bouche
est faite pour le pardon » et que les inscriptions de son
journal nous montrent en homme droit, attentif aux règles de
la loyauté, du courage, de l’honneur, est sincèrement amoureux
de la jeune fille, alors que Gruzenko, dont la note détonne
d’une arrogante suffisance dans le contexte du journal, n’a
fait que profiter de Nastia comme il profite à présent de la
fille de sa nouvelle logeuse et pousse presque Zostov a en faire
autant. Cependant, Weiner coupe court en laissant mourir son
héros juste après qu’il ait enfin trouvé la force de dire à
Nastia, par le biais d’un souvenir d’enfance, la vérité au sujet
de Gruzenko et de lui faire comprendre qu’il l’aimait, lui.
C’est principalement la proximité avec la nouvelle précédente
qui nous met la puce à l’oreille et nous laisse deviner que
Zostov et Gruzenko, nouveaux Castor et Pollux, sont probablement
plus que de simples figurants dans un petit mélodrame guerrier.
Une journée bienveillante (Blahosklonný
den), la nouvelle centrale, semble être une sorte d’interlude
entre les deux nouvelles introduisant le thème du double et
les deux nouvelles finales : un régiment passe la nuit
dans un bourg entièrement habité d’enfants, déserté de tout
adulte. Moment de répit dans la logique de l’architecture du
recueil : mobilisation et premières expériences au front
dans Les Sosies, le front vu comme de loin, entre deux
déplacements de la retraite, mais restant mortel dans Le
Journal – avec Kostajnik, nous nous rapprocherons
de l’action désordonnée et meurtrière du front, vu de nuit pour
l’instant, avant d’être plongé dans la mêlée des premières lignes
dans Un silence en délire. La confrontation avec la guerre
de ce troupeau d’enfants contraint de passer une nuit à servir
un régiment de l’armée ennemie constitue une image forte mais
difficilement interprétable autrement que comme une sorte de
scène de genre. En nous montrant ces enfants accueillant les
assassins de leurs pères avec du pain et du sel, Weiner insinue-t-il
que le bien et le mal sont des notions acquises, contrairement
aux oppositions conscient-inconscient, connu-inconnu, physique-métaphysique
qui seules sont innées ? Bien qu’expressive, il est dur
de trouver le « double fond » de cette nouvelle (l’expression
est de Chalupecký) caractéristique de la prose de Weiner, et
de ses premières proses tout particulièrement[6].
La nouvelle peut-être la plus intéressante
du recueil est celle qui porte le nom d’une colline serbe près
de laquelle Weiner a vécu une bataille particulièrement sanglante
le jour même de son trentième anniversaire : Kostajnik.
Le texte débute par une description à la première personne des
expériences d’un soldat, puis, peu à peu, se change en une sorte
de balade métaphysique. Kostajnik devient le symbole de quelque
chose d’inconscient, d’une réalité plus que seulement géographique.
L’ordre d’attaquer est donné, mais lorsque, courant à découvert
en direction de la colline, le soldat jette un coup d’œil en
arrière, il découvre que personne ne le suit – l’ordre a été
annulé juste après son départ et remis au lendemain. Le voilà
seul au pied de la colline, impossible de revenir en arrière
ou de continuer d’avancer seul. La nuit s’avance, la pluie ne
cesse de tomber. Puis, diverses associations de pensée l’amènent
à se souvenir de l’ « affaire avec Milena » (faisant
écho avec « l’affaire de la veuve Traitwein » des
Sosies) : autrefois, involontairement, il a poussé au
suicide l’amant de son ex-amoureuse. Or, cet homme était serbe.
A la venue du matin, pris de haine, comme dans une transe, il
tue un soldat serbe au risque de se faire découvrir. Ainsi,
il parachève de façon consciente et prémédité ce qu’il avait
commencé autrefois inconsciemment et sans le finir. Après le
lever du jour, il réussira à rejoindre ses lignes.
Nous l’avons déjà dit, pour Weiner, la guerre
est une affaire personnelle. Le régiment fondu par la peur et
la pluie en un tout, une entité compacte (images des différents
wagons d’un train, des maillons d’une seule chaîne), est en
fait composé d’une multitude d’individus distincts : « Les
regards s’évitaient les uns les autres. Tous se gardaient des
appellations familières comme de quelque chose de déplacé. »[7]
– lorsque vient le moment crucial d’agir ou de mourir, c’est
chacun pour soi. Lorsque notre soldat se trouve deux compagnons
pour la nuit, il n’ont aucun autre rôle pour lui que celui de
lui tenir compagnie si le pire devait arriver : il est
moins dur de mourir lorsqu’on n’est pas seul. C’est sans aucun
remord qu’il se rend compte de la facilité qu’il y aurait à
devenir inconsciemment et sans le vouloir leur meurtrier, il
suffirait de s’endormir entre eux deux, sur cette pierre au-dessus
du gouffre sur laquelle ils ne tiennent qu’à peine tous les
trois, d’écarter un peu les coudes pour provoquer leur chute.
La guerre est une circonstance comme une autre menant l’individu
vers son destin. « Ereinté par la fatigue et les privations,
les yeux immobiles et les lèvres serrées, je n’hésite pas à
proférer ici à Cip la vérité blasphématoire – il est des vérités
blasphématoires – que cette guerre n’est rien d’autre que la
manière la plus confortable de me présenter à Kostajnik.
La plus confortable ? Pourquoi pas – puisque les méthodes
humaines sont trop misérablement relatives. »[8]
(De même, la guerre était la manière la plus confortable de
présenter Zostov et Gruzenko à Nastia : « je ne sais
rien – juste qu’il a passé un jour et une nuit ici, qu’il m’a
dit : Je t’aime – et que lui et ces mots et le fait que
je le connaisse sont pour moi infiniment plus importants que
toute la guerre »[9])
Peu à peu, les lieux, les chemins, les noms endossent des contenus
doubles, prennent un sens multiple. Et, en particulier, cette
mystérieuse colline, Kostajnik, qui semble lui être destinée.
S’il s’agissait d’une grande ville comme Reims ou Paris, le
fait d’y avoir habité dans le passé et d’être contraint à la
prendre d’assaut à présent n’aurait qu’une importance minime,
d’autant plus infime que la ville en question serait grande.
Il s’agirait alors d’une simple coïncidence, prévisible et dans
l’ordre des choses. Mais dans ce cas, les circonstances défient
toute vraisemblance, elles sont au-delà de la réalité et pèsent
dessus comme un verdict. Et Weiner de graduer la tension :
alors que notre soldat annonce qu’il avait eu l’impression que
quelque chose l’attendait dans la forêt dans laquelle le régiment
a dormi la veille, un soldat lui prédit à plusieurs reprises
qu’il se trompe – quelque chose attend à Kostajnik, ou
peut-être en-dessous. Le personnage central en vient à penser
que c’est sa mort qu’il l’attend là-bas.
Sa perception des choses s’altère peu à peu,
tout ce qu’il voit et entend lui paraît avoir une importance
nouvelle et « à ma grande surprise, l’ensemble des épisodes
insignifiants de cette journée de bataille formait l’expression
cohérente d’un événement dont la symbolique m’était visible
bien qu’elle me soit incompréhensible. » Les détonations
des canons au loin, les explosions, les claquements des coups
de feu, il entend tout cela, s’amuse même à discerner les différents
types d’armes, mais il est de plus en plus hors de lui. Il donne
ses ordres d’une façon automatique, comme un somnambule. C’est
comme si la réalité s’était scindée en plusieurs niveaux et
qu’il pouvait désormais être conscient de sa propre présence
à tous les étages à la fois : aussi bien à Kostajnik qu’avec
Milena (qui elle aussi est serbe), à Münich en train de lire
la brochure de Rýmek ou encore dans l’atelier de Brodziński,
Kostajnik ressemble soudain désagréablement à un endroit entre
Chotoviny et Tábor… Comme le fait remarquer Zbyněk Hejda,
« sous chacune de ses lignes, nous sentons qu[e Weiner]
travaille le matériel de la langue poussé non seulement par
ce matériel lui-même mais aussi par une profonde nécessité intérieure,
comme si ce qui était écrit et fixé n’était qu’un moment brièvement
figé d’un long cheminement plus ample. Sous chacun de ses mots,
nous sentons aussi une énorme nécessité de parler, il ne s’agit
pas d’un énoncé simple, mais d’un énoncé crucial à l’extrême,
si important qu’il prend l’apparence du rêve (…). La nécessité
d’être dits que véhiculent les énoncés poétiques de Weiner est
si grande qu’elle suggère qu’ils ont été jetés en ce monde une
fois pour toute, comme s’ils avaient un rôle vital :
tout comme cela se passe dans le rêve : les choses y sont
floues, mystérieuses, mais décisives. »[10]
Le personnage central anticipe ainsi l’aliénation présentée
dans la dernière nouvelle du recueil.
Si le dénouement des Sosies semblait
représenter un cul de sac, ici, le meurtre in effigie permet
au narrateur d’atteindre un état d’équilibre et de paix intérieur.
Après sa « chute » (dans le vocabulaire camusien),
Spajdan ne faisait qu’être conscient de son déchirement – à
travers ce meurtre, le destin du narrateur trouve sa résolution.
Weiner semble hésiter quant à nommer cet état nouveau et coupe
court une fois l’acte accompli. Ce qu’il appellera plus tard
« gong résonnant sourdement »[11],
pour l’instant, il ne fait que le désigner par le mot «
Rien ». Lors de son attente, notre soldat pense :
« Quelque chose attend là-bas – disent mes yeux que l’on
a rempli de regret comme d’atropine et qui fixent à présent,
fixent ce point, ce seul point, un point qui n’est pas. »[12],
« …et je pense au Rien, il me paraît merveilleux, aucunement
terrifiant. »[13]
Enfin, une fois le meurtre accompli, il conclue : « Je
suis barricadé vis-à-vis de tous et de tout et la grande douleur
inconnue s’est changée à l’intérieur de moi en un important
et plein Rien. »[14]
Notons que ce Rien est ici considéré dans un sens positif.
La nouvelle suivante s’intitule
Un silence en délire. Au front, un soldat reçoit une
lettre dans laquelle son amante lui décrit à quel point sa perception
de la réalité est altérée : elle sait qu’elle est entourée
de silence mais elle ne peux s’empêcher d’entendre toutes sortes
de cris et de détonations violentes. Nous nous rendons compte
alors que sa perception du monde à lui est elle aussi altérée,
mais en sens inverse : bien qu’il soit entouré des mille
bruits violents de la guerre qui bat son plein et qu’il soit
conscient de tous ces bruits, chaque explosion est un nouveau
vide en sa tête et redouble le silence qui s’y est logé. Ces
deux amants, recto et verso d’une seule et même folie, forment
donc ici un couple qui n’est pas sans rappeler celui de Spajdan
et de Sankory. En ce sens, la lettre de l’amante est une annonce
de mort : ayant elle aussi atteint une perception multiple,
de façon aussi inexplicable qu’inévitable, l’un des deux doit
mourir, tel Dorian Gray se séparant de son tableau. On est tenté
de penser au mythe des amants de Platon – un seul être,
formé de deux – mais lorsque l’on sépare des frères siamois,
souvent l’un des deux est destiné à mourir. Le soldat, emporté
dans une vision kaléidoscopique, revoit certains moments-clés
de sa vie, les événements, passés et présents, se superposent
pour en arriver à un souvenir concret : autrefois, il a
défendu une orpheline contre une bande de gamins du village.
Cet acte lui paraît à présent d’une bonté si simple que, lorsqu’un
des coups de poing reçus autrefois se superpose à la balle qui
le tue, ce souvenir lui permet de quitter la vie la tête haute.
Il y a une certaine continuité entre Kostajnik
et cette nouvelle-ci : ce soldat semble être plongé plus
profondément dans l’état hypnotique dans lequel était tombé
le narrateur de Kostajnik : il porte une attention
fanatique aux craquements des armes comme commençait à
le faire le soldat de Kostajnik (« De temps
en temps, une balle siffle et tombe de par le feuillage humide,
bruissant comme un hanneton. Je sais qu’une balle que l’on peut
entendre ne fait pas de mal. Quelle découverte inestimable pour
la méthode de mesure du temps - - »[15]),
il entretient avec son intendant Lukyniak des rapports qu’annonçaient
ceux du soldat de Kostajnik avec son serviteur Lyla…
Mais ici, nous sommes enfoncés plus loin dans cet état autre
où la perception donne à l’esprit des messages si impérieux
que la réalité en semble rêvée. Ce que Weiner n’avait fait qu’effleurer
vaguement avec l’histoire du petit Jean dans Le vendeur de
cocoricos, il le dit tout à fait ouvertement à présent :
« Je te le dis, mes sentiments, mes souvenirs, mes sensations
sont doubles. Il n’est pas d’absolu pour moi. C’est comme j’étais
sans cesse dérangé dans mon sommeil ou si l’on me berçait sans
cesse lorsque je suis éveillé. Je me sens mal, si mal que pas
même à mon pire ennemi je ne souhaiterais ne serait-ce que l’ombre
de mes heures noires, car elles mettent en péril ma morale. »[16]
Le rêve et la réalité sont bel et bien intriqués dans cette
nouvelle que l’on est tenté de qualifier de surréaliste avant
l’heure. Seulement, le dénouement (qui est aussi celui de l’ensemble
du recueil) est tout ce qu’il y a de plus trouble : de
l’autre côté, il n’y a apparemment aucune réponse à tirer. Une
fois le caractère double de l’homme accepté, une fois s’être
ouvert aux différents niveaux de perception de la réalité, aucun
éclaircissement ne lui est accordé. Dans le meilleur des cas,
il lui permit de jouir brièvement d’un certain état d’équilibre,
le plus et le moins s’annulant dans le zéro, dans le Rien. Hélas,
il semble bien qu’un grand nombre des décisions que nous faisons
– et en particulier de ces décisions cruciales dont dépend notre
équilibre moral – provient précisément de cet autre côté…
Après avoir vaguement indiqué que le manichéisme
de la morale n’était pas inébranlable dans l’Indolent spectateur,
c’est à celui du conscient que s’attaque Weiner dans Les
fureurs. Dans la nouvelle L’équilibre (Rovnováha[17]),
l’acrobate avouait : « nous n’allons jamais jusqu’à
l’extrême limite. (…) Rien de mal ne peut m’arriver
tant que mon cerveau, travaillant sans trêve, sera clair et
maître de soi. » Le cerveau de Jean Philès mourrant de
faim est-il clair et maître de soi ? Celui du soldat de
Kostajnik l’est-il encore lorsque, délirant, il est forcé
de passer la nuit entre la vie et la mort en territoire ennemi ?
Or, les derniers mots de l’acrobate sont : « Un étourdissement
seulement, une erreur, et c’en est fini de moi. De même, le
moindre tâtonnement sur l’échelle me briserait le cou. – Mais
une telle fin ne m’effraie pas. Elle aussi est mon œuvre, bien
qu’erronée. Une seule erreur – et je ne suis plus. Autant ne
plus être, donc. » Et Chalupecký de remarquer : autant
donc pousser jusqu’à l’ « extrême limite », aller
au-delà de la raison et au-delà de la volonté, mieux vaut dégringoler
et se tuer que de ne pas contenir la plénitude du destin humain.
La bonté de Jean Philès et la force de la raison de l’acrobate
n’étaient que la moitié de la vérité, dissimulant tous deux
un autre dont nous n’avons qu’un aperçu lors de la dernière
phrase de l’acrobate et lors des moments de faiblesse de Jean
Philès (lorsqu’il ment à sa mère en disant qu’il est déjà monté
sur la tour Eiffel, lorsqu’il s’approprie les soixante centimes
du mort sans lui laisser les quatre jouets correspondant à ce
montant…) – voici peut-être d’ailleurs un des éléments qui a
rapproché Weiner des Simplistes et de leur métaphysique expérimentale.
Spajdan prend conscience de son caractère double et les soldats
de Kostajnik et du Silence en délire ont fait
le pas et se trouvent au-delà de la limite. Il ne s’agit pas
ici d’un problème littéraire ou philosophique, mais bien d’un
problème existentiel. « Le sens de la vie ne peut se trouver
du côté conscient » constate Weiner dès la nouvelle L’histoire
d’un manchot (O jednorukém člověku[18]),
il y a encore une seconde part dans l’homme qui « ne tient
compte ni de la morale, ni de la conscience », qui « veut
seulement »[19].
Seulement, non content de cette constatation (qui le rapproche
de tout un courant de la littérature mondiale de l’époque et,
particulier, du surréalisme), Weiner va encore plus loin :
« Il est possible d’être humble, il n’est pas possible
de ne pas être sceptique. Rien n’est simple ; tout n’est
que variante d’un seul état complexe. »[20]
Tout : ainsi, si l’on ne peut se fier au monde conscient
– celui de la volonté, du rationnel, du bien – on ne peut se
fier non plus au monde inconscient – celui du rêve, de l’automatisme,
de l’irrationnel, du mal. Le problème du caractère double de
l’homme ne peut trouver sa résolution en tranchant pour un des
deux pôles de l’être humain plutôt que pour l’autre. Weiner
ne se contente pas d’exploiter l’irrationnel et l’immoral, le
but de son écriture n’est pas de faire naître en soi-même et
dans les autres des moments de vertige en quittant le domaine
du conscient. Il sait que ces expériences, aussi magiques et
vraies qu’elles puissent être, ne sont que passagères et fugitives.
Il sait aussi qu’elles peuvent parfois même être artificielles
et mensongères, en ce sens qu’elles guident l’homme en dehors
de la réalité vers un monde purement littéraire, un monde de
paradis artificiels à demi irréel. Il n’est pas d’absolu pour
moi, dit-il à la fin des Fureurs, et tout de suite après :
cela met en danger ma morale[21].
Nous l’avons dit, le caractère double de l’homme est pour Weiner
un problème existentiel – c’est même un problème moral. Le but
de son écriture sera désormais de tenter de délimiter ces deux
pôles de l’être humain et de les rapprocher l’un de l’autre
jusqu’à atteindre leur complète plénitude. En les superposant,
il s’agira de reconstruire l’absolu. Weiner ne cherche pas à
se sauver à travers la littérature : il ne cherche pas
à pouvoir souffler en dehors de son destin mais, bien au contraire,
à se trouver pleinement en son centre.
Jean-Gaspard Páleníček
Notes
[1]
Jindřich Chalupecký, « Richard Weiner », in Expresionisté
[Les expressionnistes], Prague, Torst, 1992, p. 17.
[2]
Richard Weiner, « Kostajnik », in Spisy 1 [Œuvres
I], Prague, Torst, 1996, p.283.
[3]
Netečný divák a jiné prózy [L’indolent spectateur
et autres proses] est paru pour la première fois en 1917
chez František Borový à Prague en tant que 6e volume
de la série Žatva, mais a été entièrement rédigé avant les nouvelles
des Fureurs.
[4]
Albert Camus, La chute, Editions Gallimard, 1956.
[5]
Richard Weiner, « Dvojníci » [« Les sosies »],
op. cité, p. 237.
[6]
Jindřich Chalupecký, « Richard Weiner », op.
cité, p. 19.
[7]
Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p.
284.
[8]
Ibid., p. 282.
[9]
Richard Weiner, « Deník » [« Le journal »],
op. cité, p. 244.
[10]
Zbyněk Hejda, « Poznámka o Richardu Weinerovi »
[« Une note sur Richard Weiner »], Tvář,
nº 6, 1965, p. 29-30.
[11]
Richard Weiner, « Smazaný obličej » [« Le
visage effacé »], nouvelle du recueil Škleb [La
grimace], in Spisy 1, Prague, Torst, 1996, p. 324
[12]
Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p.
273.
[13]
Ibid., p. 274.
[14]
Ibid., p. 293.
[15]
Ibid., p. 276.
[16]
Richard Weiner, « Ztřeštěné ticho » [« Un
silence en délire »], op. cité, p. 300-301.
[17]
« Rovnováha » [« L’équilibre »], une des
nouvelles du recueil Netečný divák, est paru pour
la première fois en 1914 dans le nº 2 de Umělecký měsíčník
3, p. 54-64.
[18]
Le manuscrit de « O jednorukém člověku »
[« L’Histoire d’un manchot »], nouvelle parue dans
le recueil Netečný divák, est conservé au Památník
národního písemnictví (fond Weiner). Il est daté du 23. 5. 1912
à Paris.
[19]
Les trois citations provienent de : Richard Weiner, « O
jednorukém člověku » [« L’histoire d’un
manchot »], op. cité, p. 64.
[20]
Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p.
275.
[21]
Richard Weiner, « Ztřeštěné ticho » [« Un
silence en délire »], op. cité, p. 300-301.