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Les Fureurs de Richard Weiner
le thème de l’homme double

 

    Le livre Les Fureurs (Lítice) a paru pour la première fois avec le sous-titre Nouvelles sur la guerre chez František Borový  à Prague en 1916, puis, une seconde fois, sans le sous-titre et avec la note « Seconde édition, revue et complétée par les parties confisquées à l’origine » chez Otakar Štorch-Marien à Prague en octobre 1928 dans une mise en page de František Muzika. La nouvelle Kostajnik a été publiée séparément en 1916 dans le numéro 2 de Lumír 44. Les manuscrits des nouvelles Le Journal (Deník, daté du 7. 1. 1916 à Prague), Kostajnik (daté du 14. 12. 1915 à Prague) et Un silence en délire (Ztřeštěné ticho, daté du 5. 4. 1916 à Prague) sont conservés dans les archives littéraires du Pamatník národního písemnictví (fond Weiner). Si Les Fureurs représentent le premier livre tchèque inspiré par la guerre, ce livre ne se fait pas le témoin des événements types de la vie de soldat. En effet, ainsi que le fait remarquer Jindřich Chalupecký[1], la guerre n’y est qu’une circonstance externe, un décor dans lequel se déroule un destin exceptionnel, atypique, étrange. Pour Weiner, la guerre n’était « une chose ni sociale, ni économique, ni culturelle(…). Non – c’était une affaire propre à chacun de nous, un événement des plus personnels, inscrit dans un livre, et sans lequel notre vie ne serait pas un cercle. »[2]  Le déchirement des armes de la Première guerre mondiale est bien plus qu’un fond de toile idéal, il sert de contrepoint organique au développement d’un des thèmes principaux de l’œuvre de Weiner : celui du déchirement, du caractère double de l’homme.

 

    Nous en avons un avant-goût dans Le vendeur de cocoricos (Prodavač kohoutků), la quatrième nouvelle de L’Indolent spectateur (Netečný divák[3]). Son héros, Jean Philès, un garçon de seize ans venu à Paris de Bretagne, tente de gagner sa vie en vendant des jouets dans les rues, mais personne ne lui en achète parce qu’il a des vêtements décents et en bon état. Enfin, Jean échange son habit contre les hardes d’un suicidé découvert sur un banc du bois de Boulogne. Ce n’est qu’alors, ressemblant à un clochard, qu’il réussit à vendre sa marchandise et qu’il pourra trouver un meilleur emploi par la suite. Le petit vendeur qui lui a donné l’adresse du magasin de jouets pour lequel Jean s’est mis à vendre les cocoricos aurait donc mieux fait de se méfier de lui : le jeune garçon de bonne famille cachait un sérieux concurrent. En ce sens, Weiner effleure une première forme de la multiplicité de l’homme : celle de la morale. En effet, Jean sait être bon et mauvais selon les circonstances, il est moral et amoral simultanément, il porte en soi tous les possibles et en ce sens est, comme nous tous, un être double.

 

    C’est dans le recueil Les Fureurs que ce thème se fait entendre pour la première fois d’une façon tout à fait évidente, et ce, dès la première nouvelle du recueil, intitulée franchement Les Sosies (Dvojníci). Le lendemain de sa mobilisation, Spajdan rencontre, dans le casino pour officiers, le baron Sankory qui lui ressemble singulièrement, un peu comme s’il rencontrait sa propre caricature. Une relation particulière naît entre eux, due à leur ressemblance physique ainsi qu’au fait qu’ils sont à l’opposé l’un de l’autre : Spajdan est beau alors que Sankory est laid, Spajdan est léger, souriant et de bonne compagnie alors que Sankory est sombre, esseulé et mystérieux à en paraître diabolique. On pourrait croire qu’ils forment les deux faces d’une seule personne, mais le fait est que Sankory est une version plus vraie de Spajdan : par rapport à la simplicité de Spajdan (qui n’est pas encore conscient de sa complexité), Sankory est une personne double, déchirée entre « ce qu’il désirait » et « ce qu’il devait désirer », entre les bonnes intentions et les mauvaises actions, « un monstre, moitié porc, moitié excellent homme ». Et, de même qu’en Sankory est assoupi le bon, l’humain, Spajdan est un monstre dans lequel le porc, l’animal est assoupi – mais présent, quoi qu’il en soit. Au début, Spajdan cherche à résister à l’influence presque hypnotique de Sankory, peu à peu, il s’abandonne cependant et reconnaît enfin sa propre dualité : se regardant dans le miroir, son image semble prendre corps, devenir réelle, il sent son être comme scindé en deux partie distinctes écœurantes l’une pour l’autre. Il perd alors son naturel joyeux, « solaire », au fur et à mesure que Sankory lui dévoile à quel point sa bonté et son innocence sont superficielles et fausses, notamment en lui rappelant sa méchanceté et l’affaire de la veuve Trautwein. Les deux exemplaires de la même personne que représentent Spajdan et Sankory étant arrivés tous deux à la plénitude à présent, l’un d’eux doit se nourrir de l’autre. Spajdan n’ayant pas compris la nécessité du processus, Sankory, à court de patience, décide de prendre les choses en main et de le tuer. Soudain, alors qu’il écrase un Spajdan dépassé contre le sol et dégaine son pistolet, une balle venue des lignes ennemies lui traverse la tête. Après une période de maladie, Spajdan « se réveille à la vie », mais il n’est plus alors le « joyeux » compagnon » qu’il était, il est désormais pleinement une personne double : bonne et mauvaise, belle et hideuse, Spajdan et Sankory à la fois. La nouvelle semble se clore dans un esprit particulièrement sombre et sans issue : Spajdan est désormais pleinement conscient de soi-même. En ce sens, cette nouvelle rappelle certains traits des principaux écrits existentialistes : en quelque sorte, Spajdan lui aussi raconte sa chute. Mais si Jean-Baptiste Clamence peut affirmer : « Et pourquoi changerais-je puisque j’ai trouvé le bonheur qui me convient ? J’ai accepté la duplicité au lieu de m’en désoler. »[4], Spajdan, lui, se sent incapable de vivre. « Comment se fait-il que m’effraient des courants sous-terrains dont je ne suis pas même véritablement conscient, alors qu’avant, bien que très clairs dans mon esprits, ils n’empêchaient pas que sourde de moi confiance et envie de communiquer ? Comment se fait-il que je n’ose faire le mal, que je ne croie plus à ma bonne volonté ? »[5].

 

    On retrouve vaguement le thème du double dans la nouvelle Le Journal (Deník) : le soldat Zostov promet à Nastia, la fille des villageois chez qui il est logé lors d’un déplacement de son régiment, de retrouver pour elle un certain Gruzenko dont elle est amoureuse. Le fait que Zostov et Gruzenko soient tous deux des soldats, qu’ils aient tous deux rencontré Nastia dans les mêmes circonstances, en fait deux personnages apparemment interchangeables. Seulement, à l’instar du couple Spajdan-Sankory, Zostov, dont la « bouche est faite pour le pardon » et que les inscriptions de son journal nous montrent en homme droit, attentif aux règles de la loyauté, du courage, de l’honneur, est sincèrement amoureux de la jeune fille, alors que Gruzenko, dont la note détonne d’une arrogante suffisance dans le contexte du journal, n’a fait que profiter de Nastia comme il profite à présent de la fille de sa nouvelle logeuse et pousse presque Zostov a en faire autant. Cependant, Weiner coupe court en laissant mourir son héros juste après qu’il ait enfin trouvé la force de dire à Nastia, par le biais d’un souvenir d’enfance, la vérité au sujet de Gruzenko et de lui faire comprendre qu’il l’aimait, lui. C’est principalement la proximité avec la nouvelle précédente qui nous met la puce à l’oreille et nous laisse deviner que Zostov et Gruzenko, nouveaux Castor et Pollux, sont probablement plus que de simples figurants dans un petit mélodrame guerrier.

 

    Une journée bienveillante (Blahosklonný den), la nouvelle centrale, semble être une sorte d’interlude entre les deux nouvelles introduisant le thème du double et les deux nouvelles finales : un régiment passe la nuit dans un bourg entièrement habité d’enfants, déserté de tout adulte. Moment de répit dans la logique de l’architecture du recueil : mobilisation et premières expériences au front dans Les Sosies, le front vu comme de loin, entre deux déplacements de la retraite, mais restant mortel dans Le Journal – avec Kostajnik, nous nous rapprocherons de l’action désordonnée et meurtrière du front, vu de nuit pour l’instant, avant d’être plongé dans la mêlée des premières lignes dans Un silence en délire. La confrontation avec la guerre de ce troupeau d’enfants contraint de passer une nuit à servir un régiment de l’armée ennemie constitue une image forte mais difficilement interprétable autrement que comme une sorte de scène de genre. En nous montrant ces enfants accueillant les assassins de leurs pères avec du pain et du sel, Weiner insinue-t-il que le bien et le mal sont des notions acquises, contrairement aux oppositions conscient-inconscient, connu-inconnu, physique-métaphysique qui seules sont innées ? Bien qu’expressive, il est dur de trouver le « double fond » de cette nouvelle (l’expression est de Chalupecký) caractéristique de la prose de Weiner, et de ses premières proses tout particulièrement[6].

 

    La nouvelle peut-être la plus intéressante du recueil est celle qui porte le nom d’une colline serbe près de laquelle Weiner a vécu une bataille particulièrement sanglante le jour même de son trentième anniversaire : Kostajnik. Le texte débute par une description à la première personne des expériences d’un soldat, puis, peu à peu, se change en une sorte de balade métaphysique. Kostajnik devient le symbole de quelque chose d’inconscient, d’une réalité plus que seulement géographique. L’ordre d’attaquer est donné, mais lorsque, courant à découvert en direction de la colline, le soldat jette un coup d’œil en arrière, il découvre que personne ne le suit – l’ordre a été annulé juste après son départ et remis au lendemain. Le voilà seul au pied de la colline, impossible de revenir en arrière ou de continuer d’avancer seul. La nuit s’avance, la pluie ne cesse de tomber. Puis, diverses associations de pensée l’amènent à se souvenir de l’ « affaire avec Milena » (faisant écho avec « l’affaire de la veuve Traitwein » des Sosies) : autrefois, involontairement, il a poussé au suicide l’amant de son ex-amoureuse. Or, cet homme était serbe. A la venue du matin, pris de haine, comme dans une transe, il tue un soldat serbe au risque de se faire découvrir. Ainsi, il parachève de façon consciente et prémédité ce qu’il avait commencé autrefois inconsciemment et sans le finir. Après le lever du jour, il réussira à rejoindre ses lignes.

 

    Nous l’avons déjà dit, pour Weiner, la guerre est une affaire personnelle. Le régiment fondu par la peur et la pluie en un tout, une entité compacte (images des différents wagons d’un train, des maillons d’une seule chaîne), est en fait composé d’une multitude d’individus distincts : « Les regards s’évitaient les uns les autres. Tous se gardaient des appellations familières comme de quelque chose de déplacé. »[7] – lorsque vient le moment crucial d’agir ou de mourir, c’est chacun pour soi. Lorsque notre soldat se trouve deux compagnons pour la nuit, il n’ont aucun autre rôle pour lui que celui de lui tenir compagnie si le pire devait arriver : il est moins dur de mourir lorsqu’on n’est pas seul. C’est sans aucun remord qu’il se rend compte de la facilité qu’il y aurait à devenir inconsciemment et sans le vouloir leur meurtrier, il suffirait de s’endormir entre eux deux, sur cette pierre au-dessus du gouffre sur laquelle ils ne tiennent qu’à peine tous les trois, d’écarter un peu les coudes pour provoquer leur chute. La guerre est une circonstance comme une autre menant l’individu vers son destin. « Ereinté par la fatigue et les privations, les yeux immobiles et les lèvres serrées, je n’hésite pas à proférer ici à Cip la vérité blasphématoire – il est des vérités blasphématoires – que cette guerre n’est rien d’autre que la manière la plus confortable de me présenter à Kostajnik. La plus confortable ? Pourquoi pas – puisque les méthodes humaines sont trop misérablement relatives. »[8]  (De même, la guerre était la manière la plus confortable de présenter Zostov et Gruzenko à Nastia : « je ne sais rien – juste qu’il a passé un jour et une nuit ici, qu’il m’a dit : Je t’aime – et que lui et ces mots et le fait que je le connaisse sont pour moi infiniment plus importants que toute la guerre »[9]) Peu à peu, les lieux, les chemins, les noms endossent des contenus doubles, prennent un sens multiple. Et, en particulier, cette mystérieuse colline, Kostajnik, qui semble lui être destinée. S’il s’agissait d’une grande ville comme Reims ou Paris, le fait d’y avoir habité dans le passé et d’être contraint à la prendre d’assaut à présent n’aurait qu’une importance minime, d’autant plus infime que la ville en question serait grande. Il s’agirait alors d’une simple coïncidence, prévisible et dans l’ordre des choses. Mais dans ce cas, les circonstances défient toute vraisemblance, elles sont au-delà de la réalité et pèsent dessus comme un verdict. Et Weiner de graduer la tension : alors que notre soldat annonce qu’il avait eu l’impression que quelque chose l’attendait dans la forêt dans laquelle le régiment a dormi la veille, un soldat lui prédit à plusieurs reprises qu’il se trompe – quelque chose attend à Kostajnik, ou peut-être en-dessous. Le personnage central en vient à penser que c’est sa mort qu’il l’attend là-bas.

 

    Sa perception des choses s’altère peu à peu, tout ce qu’il voit et entend lui paraît avoir une importance nouvelle et « à ma grande surprise, l’ensemble des épisodes insignifiants de cette journée de bataille formait l’expression cohérente d’un événement dont la symbolique m’était visible bien qu’elle me soit incompréhensible. » Les détonations des canons au loin, les explosions, les claquements des coups de feu, il entend tout cela, s’amuse même à discerner les différents types d’armes, mais il est de plus en plus hors de lui. Il donne ses ordres d’une façon automatique, comme un somnambule. C’est comme si la réalité s’était scindée en plusieurs niveaux et qu’il pouvait désormais être conscient de sa propre présence à tous les étages à la fois : aussi bien à Kostajnik qu’avec Milena (qui elle aussi est serbe), à Münich en train de lire la brochure de Rýmek ou encore dans l’atelier de Brodziński, Kostajnik ressemble soudain désagréablement à un endroit entre Chotoviny et Tábor… Comme le fait remarquer Zbyněk Hejda, « sous chacune de ses lignes, nous sentons qu[e Weiner] travaille le matériel de la langue poussé non seulement  par ce matériel lui-même mais aussi par une profonde nécessité intérieure, comme si ce qui était écrit et fixé n’était qu’un moment brièvement figé d’un long cheminement plus ample. Sous chacun de ses mots, nous sentons aussi une énorme nécessité de parler, il ne s’agit pas d’un énoncé simple, mais d’un énoncé crucial à l’extrême, si important qu’il prend l’apparence du rêve (…). La nécessité d’être dits que véhiculent les énoncés poétiques de Weiner est si grande qu’elle suggère qu’ils ont été jetés en ce monde une fois pour toute, comme s’ils avaient un rôle vital : tout comme cela se passe dans le rêve : les choses y sont floues, mystérieuses, mais décisives. »[10] Le personnage central anticipe ainsi l’aliénation présentée dans la dernière nouvelle du recueil.

 

    Si le dénouement des Sosies semblait représenter un cul de sac, ici, le meurtre in effigie permet au narrateur d’atteindre un état d’équilibre et de paix intérieur. Après sa « chute » (dans le vocabulaire camusien), Spajdan ne faisait qu’être conscient de son déchirement – à travers ce meurtre, le destin du narrateur trouve sa résolution. Weiner semble hésiter quant à nommer cet état nouveau et coupe court une fois l’acte accompli. Ce qu’il appellera plus tard « gong résonnant sourdement »[11], pour l’instant, il ne fait que le désigner par le mot «  Rien ». Lors de son attente, notre soldat pense : « Quelque chose attend là-bas – disent mes yeux que l’on a rempli de regret comme d’atropine et qui fixent à présent, fixent ce point, ce seul point, un point qui n’est pas. »[12], « …et je pense au Rien, il me paraît merveilleux, aucunement terrifiant. »[13] Enfin, une fois le meurtre accompli, il conclue : « Je suis barricadé vis-à-vis de tous et de tout et la grande douleur inconnue s’est changée à l’intérieur de moi en un important et plein Rien. »[14] Notons que ce Rien est ici considéré dans un sens positif.

 

    La nouvelle suivante s’intitule Un silence en délire. Au front, un soldat reçoit une lettre dans laquelle son amante lui décrit à quel point sa perception de la réalité est altérée : elle sait qu’elle est entourée de silence mais elle ne peux s’empêcher d’entendre toutes sortes de cris et de détonations violentes. Nous nous rendons compte alors que sa perception du monde à lui est elle aussi altérée, mais en sens inverse : bien qu’il soit entouré des mille bruits violents de la guerre qui bat son plein et qu’il soit conscient de tous ces bruits, chaque explosion est un nouveau vide en sa tête et redouble le silence qui s’y est logé. Ces deux amants, recto et verso d’une seule et même folie, forment donc ici un couple qui n’est pas sans rappeler celui de Spajdan et de Sankory. En ce sens, la lettre de l’amante est une annonce de mort : ayant elle aussi atteint une perception multiple, de façon aussi inexplicable qu’inévitable, l’un des deux doit mourir, tel Dorian Gray se séparant de son tableau. On est tenté de penser au mythe des amants de Platon – un seul être, formé de deux – mais lorsque l’on sépare des frères siamois, souvent l’un des deux est destiné à mourir. Le soldat, emporté dans une vision kaléidoscopique, revoit certains moments-clés de sa vie, les événements, passés et présents, se superposent pour en arriver à un souvenir concret : autrefois, il a défendu une orpheline contre une bande de gamins du village. Cet acte lui paraît à présent d’une bonté si simple que, lorsqu’un des coups de poing reçus autrefois se superpose à la balle qui le tue, ce souvenir lui permet de quitter la vie la tête haute.

 

    Il y a une certaine continuité entre Kostajnik et cette nouvelle-ci : ce soldat semble être plongé plus profondément dans l’état hypnotique dans lequel était tombé le narrateur de Kostajnik : il porte une attention fanatique aux craquements des armes comme commençait à le faire le soldat de Kostajnik  (« De temps en temps, une balle siffle et tombe de par le feuillage humide, bruissant comme un hanneton. Je sais qu’une balle que l’on peut entendre ne fait pas de mal. Quelle découverte inestimable pour la méthode de mesure du temps - - »[15]), il entretient avec son intendant Lukyniak des rapports qu’annonçaient ceux du soldat de Kostajnik avec son serviteur Lyla… Mais ici, nous sommes enfoncés plus loin dans cet état autre où la perception donne à l’esprit des messages si impérieux que la réalité en semble rêvée. Ce que Weiner n’avait fait qu’effleurer vaguement avec l’histoire du petit Jean dans Le vendeur de cocoricos, il le dit tout à fait ouvertement à présent : « Je te le dis, mes sentiments, mes souvenirs, mes sensations sont doubles. Il n’est pas d’absolu pour moi. C’est comme j’étais sans cesse dérangé dans mon sommeil ou si l’on me berçait sans cesse lorsque je suis éveillé. Je me sens mal, si mal que pas même à mon pire ennemi je ne souhaiterais ne serait-ce que l’ombre de mes heures noires, car elles mettent en péril ma morale. »[16] Le rêve et la réalité sont bel et bien intriqués dans cette nouvelle que l’on est tenté de qualifier de surréaliste avant l’heure. Seulement, le dénouement (qui est aussi celui de l’ensemble du recueil) est tout ce qu’il y a de plus trouble : de l’autre côté, il n’y a apparemment aucune réponse à tirer. Une fois le caractère double de l’homme accepté, une fois s’être ouvert aux différents niveaux de perception de la réalité, aucun éclaircissement ne lui est accordé. Dans le meilleur des cas, il lui permit de jouir brièvement d’un certain état d’équilibre, le plus et le moins s’annulant dans le zéro, dans le Rien. Hélas, il semble bien qu’un grand nombre des décisions que nous faisons – et en particulier de ces décisions cruciales dont dépend notre équilibre moral – provient précisément de cet autre côté…

 

    Après avoir vaguement indiqué que le manichéisme de la morale n’était pas inébranlable dans l’Indolent spectateur, c’est à celui du conscient que s’attaque Weiner dans Les fureurs. Dans la nouvelle L’équilibre (Rovnováha[17]), l’acrobate avouait : « nous n’allons jamais jusqu’à l’extrême limite. (…) Rien de mal ne peut m’arriver tant que mon cerveau, travaillant sans trêve, sera clair et maître de soi. » Le cerveau de Jean Philès mourrant de faim est-il clair et maître de soi ? Celui du soldat de Kostajnik l’est-il encore lorsque, délirant, il est forcé de passer la nuit entre la vie et la mort en territoire ennemi ? Or, les derniers mots de l’acrobate sont : « Un étourdissement seulement, une erreur, et c’en est fini de moi. De même, le moindre tâtonnement sur l’échelle me briserait le cou. – Mais une telle fin ne m’effraie pas. Elle aussi est mon œuvre, bien qu’erronée. Une seule erreur – et je ne suis plus. Autant ne plus être, donc. » Et Chalupecký de remarquer : autant donc pousser jusqu’à l’ « extrême limite », aller au-delà de la raison et au-delà de la volonté, mieux vaut dégringoler et se tuer que de ne pas contenir la plénitude du destin humain. La bonté de Jean Philès et la force de la raison de l’acrobate n’étaient que la moitié de la vérité, dissimulant tous deux un autre dont nous n’avons qu’un aperçu lors de la dernière phrase de l’acrobate et lors des moments de faiblesse de Jean Philès (lorsqu’il ment à sa mère en disant qu’il est déjà monté sur la tour Eiffel, lorsqu’il s’approprie les soixante centimes du mort sans lui laisser les quatre jouets correspondant à ce montant…) – voici peut-être d’ailleurs un des éléments qui a rapproché Weiner des Simplistes et de leur métaphysique expérimentale. Spajdan prend conscience de son caractère double et les soldats de Kostajnik et du Silence en délire ont fait le pas et se trouvent au-delà de la limite. Il ne s’agit pas ici d’un problème littéraire ou philosophique, mais bien d’un problème existentiel. « Le sens de la vie ne peut se trouver du côté conscient » constate Weiner dès la nouvelle L’histoire d’un manchot (O jednorukém člověku[18]), il y a encore une seconde part dans l’homme qui « ne tient compte ni de la morale, ni de la conscience », qui « veut seulement »[19]. Seulement, non content de cette constatation (qui le rapproche de tout un courant de la littérature mondiale de l’époque et, particulier, du surréalisme), Weiner va encore plus loin : « Il est possible d’être humble, il n’est pas possible de ne pas être sceptique. Rien n’est simple ; tout n’est que variante d’un seul état complexe. »[20] Tout : ainsi, si l’on ne peut se fier au monde conscient – celui de la volonté, du rationnel, du bien – on ne peut se fier non plus au monde inconscient – celui du rêve, de l’automatisme, de l’irrationnel, du mal. Le problème du caractère double de l’homme ne peut trouver sa résolution en tranchant pour un des deux pôles de l’être humain plutôt que pour l’autre. Weiner ne se contente pas d’exploiter l’irrationnel et l’immoral, le but de son écriture n’est pas de faire naître en soi-même et dans les autres des moments de vertige en quittant le domaine du conscient. Il sait que ces expériences, aussi magiques et vraies qu’elles puissent être, ne sont que  passagères et fugitives. Il sait aussi qu’elles peuvent parfois même être artificielles et mensongères, en ce sens qu’elles guident l’homme en dehors de la réalité vers un monde purement littéraire, un monde de paradis artificiels à demi irréel. Il n’est pas d’absolu pour moi, dit-il à la fin des Fureurs, et tout de suite après : cela met en danger ma morale[21]. Nous l’avons dit, le caractère double de l’homme est pour Weiner un problème existentiel – c’est même un problème moral. Le but de son écriture sera désormais de tenter de délimiter ces deux pôles de l’être humain et de les rapprocher l’un de l’autre jusqu’à atteindre leur complète plénitude. En les superposant, il s’agira de reconstruire l’absolu. Weiner ne cherche pas à se sauver à travers la littérature : il ne cherche pas à pouvoir souffler en dehors de son destin mais, bien au contraire, à se trouver pleinement en son centre.

 

Jean-Gaspard Páleníček



Notes

[1] Jindřich Chalupecký, « Richard Weiner », in Expresionisté [Les expressionnistes], Prague, Torst, 1992, p. 17.

[2] Richard Weiner, « Kostajnik », in Spisy 1 [Œuvres I], Prague, Torst, 1996, p.283.

[3] Netečný divák a jiné prózy [L’indolent spectateur et autres proses] est paru pour la première fois en 1917 chez František Borový à Prague en tant que 6e volume de la série Žatva, mais a été entièrement rédigé avant les nouvelles des Fureurs.

[4] Albert Camus, La chute, Editions Gallimard, 1956.

[5] Richard Weiner, « Dvojníci » [« Les sosies »], op. cité, p. 237.

[6] Jindřich Chalupecký, « Richard Weiner », op. cité, p. 19.

[7] Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p. 284.

[8] Ibid., p. 282.

[9] Richard Weiner, « Deník » [« Le journal »], op. cité, p. 244.

[10] Zbyněk Hejda, « Poznámka o Richardu Weinerovi » [« Une note sur Richard Weiner »], Tvář, nº 6, 1965, p. 29-30.

[11] Richard Weiner, « Smazaný obličej » [« Le visage effacé »], nouvelle du recueil Škleb [La grimace], in Spisy 1, Prague, Torst, 1996, p. 324

[12] Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p. 273.

[13] Ibid., p. 274.

[14] Ibid., p. 293.

[15] Ibid., p. 276.

[16] Richard Weiner, « Ztřeštěné ticho » [« Un silence en délire »], op. cité, p. 300-301.

[17] « Rovnováha » [« L’équilibre »], une des nouvelles du recueil Netečný divák, est paru pour la première fois en 1914 dans le nº 2 de Umělecký měsíčník 3, p. 54-64.

[18] Le manuscrit de « O jednorukém člověku » [« L’Histoire d’un manchot »], nouvelle parue dans le recueil Netečný divák, est conservé au Památník národního písemnictví (fond Weiner). Il est daté du 23. 5. 1912 à Paris.

[19] Les trois citations provienent de : Richard Weiner, « O jednorukém člověku » [« L’histoire d’un manchot »], op. cité, p. 64.

[20] Richard Weiner, « Kostajnik », op. cité, p. 275.

[21] Richard Weiner, « Ztřeštěné ticho » [« Un silence en délire »], op. cité, p. 300-301.

 

 

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