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Karel Teige
(1900-1951)

Typographie moderne et typographie surréaliste

 

Karel Teige, Stavba a Báseň, Umění dnes a zítra 1919-1927, Vaňek a Votava, ed. Olymp vol. 7-8, Prague, 1927
typographie et couverture par Karel Teige

 

 

Précédents

Karel Teige ne pouvait pas ne pas être sensible aux possibilités offertes par la machine d’imprimerie. Selon lui, l’imprimerie avait pris la place du musée dans le travail de divulgation. Ses projets graphiques sont un des aboutissements de la notion poétiste de faire coïncider l’art et la vie. Teige formule son credo typographique en 1927 dans son étude « Moderní typo[1] » (« La typographie moderne »), la première dans laquelle il réfléchit sur les tentatives tchèques et européennes de créer un nouveau style typographique et évalue ses propres expériences dans ce champ[2]. « Moderní typo » a été publiée dans le mensuel Typografia où Teige allait sous peu présenter les idées des constructivistes européens Lásló Moholy-Nagy, Jan Tschichold et El Lissitzky.

 

Vesch, Objet, Gegenstand, nos.1-2. Berlin, 1922,
couverture par El Lissitzky, édité par E. Lissitzky et I. Erhenburg

 

Alors que les typographes professionnels allaient critiquer le travail typographique de Teige et de ses amis jusque dans les années 30, la communauté culturelle tchèque accepta le style typographique moderne avec une relative tolérance. Cela est en grande partie le mérite des éditeurs tchèques qui osaient de

 

Jules Romains, Obrozené Městečko, Odeon, Prague, 1928,
illustrations par Adolf Hoffmeister,
couverture conçue par K. Teige

 

temps en temps offrir à leurs lecteurs des livres aux couvertures faites par des peintres du cercle du Devětsil : Otakar Mrkvička, František Muzika, Adolf Hoffmeister, Jindřich Štyrský, Toyen et Teige lui-même. Dès 1925, le Devětsil publie ses livres chez Odeon, dirigé par Jan Fromek. A partir de la fondation de cette maison d’édition, Teige y travaille en tant qu’auteur, typographe et traducteur. A la fin de 1931, avant la dissolution du Devětsil, Odeon aura publié près de 130 livres représentant le constructivisme tchèque de l’art du livre.

Un certain nombre des principes de base que Teige non seulement annonça dans ses essais mais aussi mis en pratique avaient déjà été recommandés (et réalisés) plusieurs années avant par Karel Dyrynk, figure importante de la typographie tchèque classique. Dès 1909, celui-ci souligne le besoin d’évaluer le contenu d’une œuvre et son but et de choisir le type et le format de façon correspondante, car « chaque détail doit être résolu selon un seul plan commun ». Selon lui, le typographe devrait essayer

 

Vítězslav Nezval, Falešný Mariáš, Odeon, Prague, 1925, 
couverture par Jindřich Štyrský et Toyen, édition limitée à 1000 exemplaires

 

« de faire de la forme externe du livre le miroir de son contenu interne ».[3] Dyrynk lui-même s’inspirait déjà de l’essai du critique F. X. Šalda « Kniha jako umělecké dílo » (« Le livre en tant qu’œuvre d’art »), imprimé dans Typografia en 1905 où Šalda s’interroge sur les principes de base de l’unité du contenu du livre avec sa forme. Puis, il y eut aussi, en 1923, la conférence de Šalda « Nová krása : její genese a charakter[4] » (« La nouvelle beauté : sa genèse et son caractère ») anticipant sur la ligne de développement qui allait dominer les travaux de l’avant-garde d’entre- guerre : le constructivisme et le poétisme des années ‘20 et le fonctionnalisme des années ‘30, mouvement qui devaient influencer l’architecture et l’urbanisme et pénétrer pratiquement toutes les sphères de la culture, y compris la typographie.

 

Guillaume Apollinaire Prsy Tiresiovy, Odeon, Prague, 1926,
couverture et page de titre par K. Teige, avec 4 pages d’illustrations par Josef Šíma,
édition limitée à 1000 exemplaires

« Moderní typo »

Lorsqu’il écrit « Moderní typo », Teige a déjà vécu deux années de collaboration intensive avec l’Odeon de Fromek (avec, par exemple, la préparation éditoriale de la traduction par Jaroslav Seifert des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire). Il a alors acquis une meilleure connaissance de l’art du livre constructiviste soviétique et de la typographie élémentaire du Bauhaus que quiconque d’autre en Bohème. Teige est à la recherche d’un système typographique qui puisse être utilisé comme langage visible. Le lettres doivent devenir stimulantes comme un film muet, indépendantes des barrières linguistiques et, par là, de pouvoir surmonter tout chauvinisme culturel. Dans « Moderní typo », il évalue son évolution et désigne de nouvelles possibilités pour la création typographique. « La typographie et la polygraphie, » écrit-il en introduction, « sont en de nombreux points contraires aux idéaux et aux règles de la typographie moderne dont le père est William Morris ». Les trois grands écueils menaçant la renaissance de la culture typographique sont pour lui le décorativisme de l’Art nouveau, le goût de l’archaïsme dans la conception graphique du livre et le snobisme des collectionneurs ; la typographie constructiviste doit s’efforcer de les éviter. Il rejette complètement l’œil de caractère décorativiste de l’Art nouveau et souligne les principes d’une lisibilité plus aisée et d’une adéquation entre type et texte, ainsi que l’avait établi Karel Dyrynk dix-huit ans plus tôt. Teige était bien conscient de l’influence de la typographie publicitaire qui a introduit dans la typographie du livre le type Grotesque aux côtés de quelques types simples et facilement lisibles du XIXe  siècle[5]. Il considère l’œil de caractère Universal Grotesque, dessiné et soutenu théoriquement par Herbert Bayer, comme approprié et

 

Das Bauhaus in Dessau. Lehrplan,
Dessau, Novembre 1925, conçu par Herbert Bayer

 

va même jusqu’à essayer d’en modifier quatre lettres en publiant ses résultats dans le magasine ReD[6]. Il fut aussi intéressé par l’idée, en vogue alors, de n’utiliser que les lettres minuscules pour tous les types, éliminant les majuscules. Il introduisit l’idée en tant que possibilité théorique, pour des raisons philologiques et économiques, mais n’essaya pas de la mettre en pratique[7].

 

Karel Teige (éd.), ReD, Odeon, Prague, 1928-1929
couverture et typographie par K. Teige

 

Teige formula les nécessités d’un type lisible et simple à travers six principes de la typographie moderne :

1. Se libérer des traditions et des préjugés : surmonter l’archaïsme et l’académisme et exclure tout décorativisme. Ne respecter aucune des règles académiques et traditionnelles qui ne s’appuient pas sur des raisons optiques mais sont seulement des formules fossilisées (nombre d’or, unité de type).

2. Choisir des types d’un tracé parfait, aisément lisibles et géométriquement simples, comprendre l’esprit des différents types, utiliser ces types selon la nature du texte, contraster le matériel typographique pour souligner plus fortement le contenu.

3. Comprendre à fond la finalité. Différencier les différents types de finalité. La publicité, devant être visible de loin, pose des postulats différents de ceux que pose le livre scientifique ou le livre de poésie.

4. Equilibrer de façon harmonique la surface et la disposition des types selon les lois optiques objectives ; conception claire et organisation géométrique.

5. Utiliser toutes les possibilités mises à disposition par les nouvelles découvertes techniques (linotype, machine d’imprimerie photographiques), lier l’image à l’imprimé en typophotographie.

6. Une étroite collaboration entre l’auteur du projet graphique et l’imprimeur est souhaitable, tout comme est nécessaire la collaboration entre l’architecte et l’ingénieur, le bâtisseur et tous ceux qui participent à la réalisation d’un immeuble ; une spécialisation et un partage du travail sont nécessaires, combinés avec un contact des plus étroits entre les différents participants.

La conclusion de l’étude est faite de notes sur ses propres œuvres. Il considère que ses couvertures de livres, avec leurs couleurs marquantes et leurs figures géométriques de base, où les surfaces orthogonales sont le mieux servies par des formes orthogonales et où le cercle joue le rôle de la figure la plus agréable à l’œil[8], ressemblent à des affiches.

La conception de Teige invite à la comparaison avec les postulats de 1923 d’El Lissitzky[9]. Les principes du Bauhaus, qui inspirèrent aussi Teige, ont été formulés en 1925 par les pionniers de la typographie élémentaire Lásló Moholy-Nagy et Herbert Bayer en collaboration avec El Lissitzky, Kurt Schwitters et Jan Tschichold. Teige a un certain nombre de points communs aussi bien avec les conceptions du Bauhaus qu’avec celles d’El Lissitzky : la fonctionnalité et l’utilité de chaque nouvel arrangement de texte ou le respect des lois de l’optique par exemple. Il souligne la

 

Kurt Schwitters (éd.), Merz 1. Holland Dada, Hannover, 1923,
conception graphique par Kurt Schwitters

 

fonction sociale du livre, son utilité, son usage des progrès techniques et la collaboration de l’artiste graphique avec les imprimeurs. Ses six commandements représentent la culmination théorique du développement d’une des branches de la typographie moderne tchèque des années 20.

Aux début des années 30, Karel Teige écrit un article au titre caractéristique : « Konstruktivistická typografie na cestě k nové formě knihy[10] » (« La typographie constructiviste en route vers une nouvelle forme du livre »), dans lequel il récapitule son évolution. En conclusion, il résume ce à quoi le constructivisme s’est efforcé d’aboutir dans les années 20 et ce que le fonctionnalisme va pleinement réaliser dans les années 30 : « La typographie constructiviste, dans son approche de la conception du livre, pose trois questions : quoi ? – pour qui ? – pourquoi ? et seule la synthèse des réponses à ces trois questions représente la réponse à la question – comment ? »

Dans le sillage des modèles théoriques de Teige, d’autres membres du Devĕtsil s’essayèrent à la typographie contemporaine. Le peintre Otakar Mrkvička qui créa avec Teige une série de couvertures pour Odeon et pour la maison d’édition Komunistické nakladatelství considérait aussi la couverture comme une affiche pour le livre, une affiche qui ne remplirait pas seulement un objectif commercial mais devrait surtout « faire du spectateur un lecteur, être une expression synthétique du contenu, suggérer le caractère du livre et organiser la psyché du spectateur.[11] »

 

František Halas, Sepie, Odeon, Prague, 1927
typographie par K. Teige, couverture par Vít Obrtel

 

Le théoricien Artuš Šerník partit, lui, de la typographie élémentaire du Bauhaus. Ses idées ne représentent pas un système cohérent mais précédèrent l’étude de Teige « Moderní typo » sur les pages de Typografia de plusieurs mois.[12] Un autre des collègues du Devětsil, l’architecte, poète et illustrateur Vít Obrtel, prit une approche plus polémique vis à vis du modèle typographique de Teige. Dans son commentaire « Obálková terminologie[13] » (« Terminologie des couvertures »), il fait une distinction cocasse en affirmant que, bien qu’ « une couverture constructiviste du livre n’existe pas », il n’avait pas l’intention de se distancer des principes de la conception constructiviste du livre en termes esthétiques mais uniquement de la terminologie de Teige. Obrtel, esprit créatif totalement différent de celui de Teige, allait par la suite pousser la critique encore plus loin : deux ans plus tard, il accusera Teige de plagiat et de manque d’inventivité[14].

 

De Na vlnách TSF à Zlom

L’œuvre de jeunesse de Teige s’achève en 1925 par la conception du recueil de poèmes Na vlnách TSF (Sur les ondes de la TSF) de Jaroslav Seifert. A la différence de Pantomima (Pantomime) de Nezval qui a plutôt l’apparence rassemblée d’un

 

Jaroslav Seifert, Na vlnach TSF,
Václav Petr, Knihovna Hosta, vol.1, Prague, 1925,
typographie par K. Teige

 

album de famille du Devĕtsil que celle d’un livre conventionnel, le recueil de Seifert représente la première tentative de Teige de prendre en main la totalité du livre, de la couverture jusqu’au colophon. A ce sujet, Teige écrit dans « Moderní typo » que l’objectif de ces deux recueils était de faire en sorte que la typographie « complète le processus poétique et transpose les poèmes dans la sphère visuelle ». Pour certains poèmes qui forment des compositions typographiques indépendantes, Teige utilisa les conceptions des calligrammes d’Apollinaire et des parolibere de Marinetti ; pour d’autres, il créa des poèmes-affiches.

 

Vítězslav Nezval, Pantomima, Prague, 1924,
couverture et six dessins par Jindřich Štyrský,
typographie par K.Teige, édition limitée à 1000 exemplaires

 

Teige fut critiqué d’avoir dégradé l’imprimerie à un cirque dans lequel les imprimeurs s’essoufflent à passer des majuscules aux minuscules et utilisent n’importe quel caractère qui leur tombe sous les mains, cependant, à travers les poèmes typographiques du recueil Na vlnách TSF de Seifert, il s’agit de l’irruption du poétisme dans la typographie tchèque. Teige enrichit la conception graphique du livre constructiviste, élaboré de façon théorique et rationnelle, en changeant les règles du jeu et en ajoutant de nouveaux matériaux typographiques et des photomontages. Ces ajouts distinguent les livres de conception poétiste des livres austères produits par le Bauhaus et des compositions de l’Hongrois Lájos Kassák, du Hollandais Piet Zwart et des typographes contemporains polonais.

Teige collabora avec le peintre Mrkvička à partir du début des années 20. En 1925, ils élaborent ensemble la conception des couvertures éclairées et pleines de couleurs de La femme assise et du Poète assassiné d’Apollinaire. Ces deux projets dépassent la conception des couvertures précédentes de Teige. Teige le constructiviste fait place ici au style libre de la peinture de Mrkvička. Les types dessinés prédominent sur les couvertures.

 


 

 

Guillaume Apollinaire, Sedící Žena, Odeon Praha, 1925
couverture par K. Teige et O. Mrkvička

 

Guillaume Apollinaire, Zavražděný Básník,
Aventinum, Prague, 1925, couverture par K.Teige et O.Mrkvička,
traduction par J. Seifert et M. Šraml, typographie par K. Teige

 

La conception que Teige choisit pour les illustrations constructivistes de Abeceda (Alphabet) de Nezval est tout autre. « J’essayai de créer une « typophoto »

 

L’un des 25 photomontages par K. Teige
à partir de photographies de K. Raspa
de compositions de danse par Milča Mayerová

 

de nature purement abstraite et poétique, transposant en poésie graphique ce que Nezval avait mis en poésie verbale dans ses vers. » Les lettres autant que les images sont « des poèmes évoquant les signes magiques de l’alphabet[15] ». La combinaison de photographies des créations de danse de Milča Mayerová avec des lettres faites de surfaces géométriques noires et blanches donne un effet artistique cohérent. Le résultat ne forme pas des illustrations dans le sens classique du terme car, bien qu’il soit une composante intégrale des quatrains de Nezval, il pourrait très bien exister indépendamment d’eux.

 

Konstantin Biebl, Zlom, Odeon, Prague, 1928,
typographie et couverture par K. Teige.
édition limitée à 1600 exemplaires

 

Pour l’illustration des recueils de Konstantin Biebl Zlom (La brisure) et S lodí jež dověáí čaj a kávu (A bord du bateau qui importe le thé et le café), Teige utilise la technique du typomontage. Il combine des surfaces roses et jaunes avec des lignes noires, des lettres, des symboles et des signes typographiques, parfois même avec des mots entiers évoquant une sensation de distance et d’exotisme. Il considérait ces deux recueils comme des touts unifiés, y compris l’apparence du colophon.

 

Konstantin Biebl, S lodí jež dověáí čaj a kávu, Odeon, Prague, 1928,
typographie, compositions typographiques et couverture par K. Teige

 

Chez Odeon, Teige publie l’édition en trois volumes de Mezinárodní soudobá architektura (L’Architecture internationale contemporaine) et l’ensemble d’études en deux volumes Svět, který se směje (Un monde qui rit) en 1928, puis, en 1931 (mais avec la

 

Karel Teige, Svět, který se směje, Odeon, Prague, 1928

 

date 1930 sur la couverture), Svět, který voní (Un monde qui sent bon). Ces deux derniers titres marquent un tournant dans la typographie de Teige : alors que la couverture du premier reprend les compositions en photomontage ainsi que des éléments de l’ère du poétisme, la couverture du second n’est produite rigoureusement qu’avec des moyens typographiques. Le texte est réuni de façon serrée sur le bord inférieur de la couverture, accentué par un cadre. Emphase sur l’articulation horizontale, condensation des éléments textuels, l’usage restreint des moyens typographiques qui régissaient amplement toute la surface des constructions de couvertures du livre dans les années précédentes pointe à présent vers la rigueur du fonctionnalisme des années 30.

Les diverses expositions auxquelles Teige participe, comme par exemple celle intitulée Ring neue Werbegestalter, dirigée en 1931 par Kurt Schwitters et située au Stedelijk Museum à Amsterdam, montrent bien combien son travail se distingue de

 

Piet Zwart, Het Boek van PTT (livre des PTT).
Manuel pour les clients des services de téléphone hollandais
Nederlandische Rotogravure, Leiden, 1938

 

celui des autres graphistes de l’avant-garde. Teige expose au Ring divers projets graphiques faits pour ses propres essais et pour les essais d’autres (de V. I. Lénine notamment), pour des textes littéraires de membres du Devětsil et d’autrui (de Nezval à Proust, en passant par Erich Maria Remarque). Il y expose aussi quelques numéros de la revue ReD ainsi que du papier à lettre aux en-têtes arrangés. Les projets de Teige étaient entourés de campagnes publicitaires, entre autres, pour la lingerie intime Bellisana (Jan Tischold), pour des fils électriques (Piet Zwart), des voitures (Herbert Mayer) et pour les balances Berkel (Paul Schultema)[16]. Cette différence d’orientation est en grande partie, nous l’avons déjà dit, dû à la culture éditoriale tchécoslovaque de l’époque. En plus déjà des maisons d’éditions déjà mentionnées, citons encore les noms des éditeurs Václav Petr, Otakar Storch-Marien et Fr. Burian.

La fin de l’existence de la revue ReD (dont il avait projeté les couvertures et la typographie et qu’il avait dirigée à partir de 1927) en 1931 clos une phase de l’histoire de l’avant-garde tchèque d’entre deux guerres, celle des efforts de la génération du Devětsil pour créer un style distinct dans toute les sphères de la vie et de l’art. La nouvelle typographie a développé et, jusqu’à un certain point, épuisé les conceptions du constructivisme. Celles-ci vont faire place à celles du fonctionnalisme durant la décade suivante.

 

 

Le livre surréaliste

A partir de 1931, année où Teige commence à travailler en tant qu’artiste indépendant pour la maison d’édition Fr. Borový, il conçoit près de trente couvertures de livres. L’apparence des livres publiés par Fr. Borový connut un changement fondamental au début des années 30, lorsque la maison d’édition fut radicalement modernisée. C’est alors que Julius Fürth, directeur de la société Fr. Borový, engage le

 

Karel Čapek, R. U. R., Fr. Borový, Prague, 1935,
13e édition, couverture par František Muzika

 

peintre et illustrateur František Muzika ainsi que d’autres artistes graphiques pour une longue collaboration. La contribution de Teige au profil graphique de la maison

d’édition n’est pas comparable quantitativement à celle de Muzika, mais les deux anciens collègues du Devětsil représentent, chacun à leur façon, la typographie moderne, traduisant les résultats de la recherche de nouvelles formes de l’avant-garde selon les normes contemporaines. Au début des années 30, Muzika avait acquis une riche expérience typographique en tant qu’éditeur graphique dans la maison d’édition tout aussi progressiste Aventinum. Comme Teige, il a été influencé en ses débuts par la poétique du Devětsil et devint peu à peu connu comme une autorité dans le champ de la conception du livre. Tout au long de sa carrière, il s’est toujours concentré sur l’élément fondamental de l’architecture du livre : le type[17].

L’art du livre de Teige a été, dans les années 30, quelque peu éclipsé par celui de František Muzika et, encore plus, par celui de Ladislav Sutnar. C’est en particulier le travail fait par Sutnar pour la maison d’édition Družstevní práce à avoir marqué la direction que devait prendre la typographie fonctionnaliste tchèque. Sutnar, peintre mais aussi graphiste et journaliste, a été actif en Bohême dans diverses branches des arts appliqués avant d’émigrer aux Etats-Unis en 1939 (il y travaillera surtout dans le design graphique). Teige avait beaucoup de respect pour Sutnar malgré leurs positions esthétiques et idéologiques bien différentes. Il donna même une conférence élogieuse à l’occasion de l’exposition de Sutnar de 1934[18].

 

G. B. Shaw, Obrácení kapitána Brassbounda, Prague, 1932
couverture et typographie par Ladislav Sutnar,
édition limitée à 1700 copies

 

Les couvertures que Teige fit pour l’éditeur Fr. Borový, avec leur composition simple de photomontage et leur arrangement caractéristique en diagonale, tendent à être des réminiscences des années 20 et, notamment, de ce qu’il fit pour les volumes de l’édition populaire de divulgation Knihy dalekých obzorů. Teige apporta beaucoup d’attention aux huit livres de Vítězslav Nezval, recueils de poésie et textes en prose, publiés durant les années 30 chez Fr. Borový. Chaque volume est organisé comme un tout intégral, peaufiné jusque dans les moindres détails et conçu dans un

 

Vítězslav Nezval, Zpáteční lístek, Fr. Borový, Prague, 1933,
typographie et couverture par Karel Teige

 

style unifié. Ainsi, dans Zpáteční lístek (Le billet de retour, 1933), sur chaque page qui précède le texte, Teige dispose une note bibliographique dans un rectangle encadré, à chaque fois avec de légères différences, ces rectangles étant une référence graphique subtile au billet ferroviaire du titre du livre. Un tournant dans le traitement du style se fait noter dans les couvertures en photomontage de 1932 à 1934 – Skleněný havelok (Le macfarlane de verre, 1931), Zpáteční lístek (Le billet de retour, 1933) et Sbohem a Šáteček (Les adieux et le foulard, 1934).

Lorsque nous comparons la typographie de Teige des années 30 avec celle des autres membres de sa génération, il est évident que beaucoup de ce qui était de l’expérimentation d’avant-garde est désormais devenu partie intégrante de la routine de la conception graphique. Néanmoins, Teige est déjà en train d’imaginer une nouvelle forme de livre, une nouvelle expression typographique, traitant les éléments textuels presque avec le dynamisme de la publicité. Ses couvertures rappellent l’arrangement frappe l’œil des grandes vitrines des magasins de son temps, parsemées de par les rues des grandes villes. Cela dit, la force des conceptions typographiques de Teige ne réduit pas leur lisibilité ou la clarté de ce qui doit être perçu et lu. Mais ce n’est qu’après un examen plus approfondi du choix graphique dans son ensemble que l’on découvre la charpente visuelle qui est suggérée. Et ce n’est que lorsque la totalité du livre est lue que les sens cachés de ces nouveaux poèmes visuels deviennent clairs. Un des intérêts de ces poèmes optiques est aussi qu’en les composant, pour des couvertures de livres ou pour ses collages, Teige n’était pas obligé de suivre une représentation narrative conventionnelle.

En 1935, la seconde édition de Pantomima (Pantomime) est une opportunité pour confronter les vers poétistes de Nezval avec la structure graphique du

 

Vítězslav Nezval, Pantomima, Fr. Borový, Prague, 1935
illustrations par Jindřich Štyrský,
typographie et couverture par Karel Teige

 

surréalisme. De plus, la nouvelle couverture rappelle vaguement celle de l’édition originale (1924) par Jindřich Štyrský. Or, sa conception typographique, presque sarcastique dans sa retenue, est ravivée de façon propice à l’intérieur du livre par des collages de petit format dont la disposition n’est pas laissée au hasard. Une nouvelle conception du lien entre mot et image apparaît ici : les collages de Teige ne jouent pas seulement le rôle d’illustrations, ils fonctionnent de façon individuelle comme un phénomène poétique de pouvoir égal.

 

Vítězslav Nezval, Neviditelná Moskva, Fr. Borový, Prague, 1935,
typographie et couverture par Karel Teige


Vítězslav Nezval, Žena v množném čísle,
Fr. Borový, Prague, 1936,
photomontages, typographie et couverture par Karel Teige


 

Neviditelná Moskva (Moscou invisible) paraît en 1935. Sur sa couverture, on peut noter pour la première fois le motif d’un espace clos, contenant un secret caché, à peine suggéré. Žena v množném čísle (La femme au pluriel, 1936) inclut, aussi pour la première fois, un simple prisme contenant une image (un collage) qui apparaît

 


Vítězslav Nezval, Praha s prsty deště,
Fr. Borový, Prague, 1936,
typographie, photomontages et couverture par Karel Teige

                  

Vítězslav Nezval, Most, Fr. Borový, Praha, 1937,
photomontages, typographie et couverture par K. Teige


aussi dans d’autres recueils de Nezval sous une forme modifiée. Dans les deux recueils de 1936 (le second étant Praha s prsty deštĕPrague aux doigts de pluie) et dans la seconde édition de Most (Le pont, 1937), les collages de Teige sont présents sur le frontispice, sur la page de titre et en tant qu’illustrations indépendantes. Le lien entre collages et texte est à nouveau basé sur une relation libre entre contenu et conception typographique, plutôt que d’être une interprétation littérale du texte. Cette série de conceptions individualistes des années ’30 est complétée par la couverture par Teige de la quatrième édition de Básně noci (Poèmes de la nuit) de Nezval. L’orientation surréaliste de Teige est visible aussi dans le sombre collage de la couverture du livre rassemblant trois conférences d’André Breton et publié à Brno sous le titre Co je surrealismus ? (Qu’est-ce que le surréalisme ?)

 

André Breton, Co je Surrealismus ?, Jícha, Brno, 1937,
traduit par V. Nezval, couverture par K. Teige

 

Le reste de l’œuvre typographique de Teige nous indique l’ère d’intérêt qui l’occupa le plus durant les années 30, ainsi que ses activités culturelles et politiques. Celles-ci sont révélées dans une série de textes qu’il écrit lui-même ou édite pour la maison d’édition Knihovna Levé fronty. Ils sont présentés dans des conceptions typographiques sobres et pures, sans aucune intention graphique, se conformant bien au caractère de la brochure bon marché destinée aux amis indigents de la lecture.

 

Egon Hostovský, Listy z vyhnanství, Melantrich, Praha, 1946,
couverture et typographie par Karel Teige

 

Les couvertures épurées des romans d’Egon Hostovskú ou celles des œuvres complètes de F. X. Šalda, publiées entre 1947 et 1963, constituent un épilogue paradoxal au vaste art du livre de Teige. Il produisit aussi d’autres travaux, de routine bien souvent, pour les maisons d’éditions Melantrich et Brázda, et qui constituèrent son principal revenu durant les dernières années de sa vie. Ces dernières œuvres font preuve d’une certaine résignation artistique de sa part dans cette sphère.

Ses réalisations, y compris ses travaux typographiques, furent condamnées à l’oubli dans la Tchécoslovaquie communiste des années 50. Alors que les écrits de Šalda continuent de paraître revêtis de la conception typographique de Teige, son nom n’apparaît plus dans le colophon. Mais cette période semble avoir instauré une nouvelle signification à la formulation prophétique de Teige, prononcée deux décades auparavant : « Créons des produits si précis et si adaptés dans toutes leurs fonctions à l’utilité sociale qu’aujourd’hui, temps marqué par la bataille entre la réaction et le progrès, notre œuvre sera attaquée, abaissée et refusée par la réaction, uniquement pour devenir une partie indubitable de la propriété culturelle commune et pour que notre part d’auteurs soit perdue et oubliée dans son évidence.[19] »

 

Jean-Gaspard Páleníček

 

Bibliographie sélective

 

P. Bregantová, « Poznámky k Teigeho typografii Čtyřicátých let : korepsondence s nakladateli », Umění 43, 1995

M. Bohatec, Teige a kniha, Prague, 1965

M. Castagnara Codeluppi ed., Karel Teige, Architettura, Poesia, Praga 1900-1951, Milan, 1996, et en particulier : K. Sierman, « La grafica al servizio dell’Utopia »

E. Dluhosch et R. Švácha ed., Karel Teige/1900-1951, L’enfant terrible of the czech modernist avant-garde, Massachusetts Institute of technology, 1999, et notamment : P. Bregantová, « Typography »

K. Passuth, « Meeting in typography : Teige and Kassák », Umĕní 43, 1995

Karel Srp ed., Karel Teige 1900-1951, Pražská Městská Galerie, Prague, 1994, et en particulier : P. Bregantová, « Teigova koncepce knihy »



Notes

[1] K. Teige, « Moderní typo », Typografia 34, n.7-9, 1927

[2] Les autres étant « Moderní typografie », Rozpravy Aventina 7, n.3, 1931 ; « Konstruktivistická typografie na cestě k nové formě knihy », Typografia 39, n.1, 1932 ; « O fotomontáži », Žijeme 2, n.3-4, 1932 ; « Fototypografie. Užití v moderní typografii », Typografia 40, n.8, 1933 ; « Ladislav Sutnar a nová typografie », Panorama 12, n.1, 1934 ; « Soumrak fotomontáže », écrit sous le pseudonyme Karel Weiss, Typografia 41, 1934

[3] K. Dyrynk, Krásná kniha jako umělecké dílo, Prague, 1909

[4] F. X. Šalda, « Nová krása : její genese a charakter », Volné směry 7, 1903. Cf. aussi, pour l’influence de cette conférence sur les travaux de Teige, V. Effenberger, « K dějinám knižní architektury. Teige – grafik », Knižní kultura 1, 1964

[5] Le peintre et illustrateur František Muzika allait jusqu’à considérer que la réhabilitation des types du XIXe siècle restait l’élément principal et permanent de la typographie constructiviste. Cf. Fr. Muzika, Krásné písmo ve vývoji latinky, Prague, 1963

[6] Il s’agit des lettres a, g, k et x, cf. K. Teige, « Návrh reformy Bayerova písma », Red 2, n.8, 1929

[7] Cf. K. Teige, « Vyřadit velká písmena ? », Levá fronta 1, n.1-3, 1930, et K. Teige, « A + a = a. K Článku J. Tschicholda », Red 3, 1929-1931

[8] Au sujet de la valeur symbolique du cercle dans la typographie poétiste, cf. K. Srp, « Obraz a slovo. Karel Teige a ikonografie Devětsilu », Ateliér 6, n.8, 1993

[9] Les huit commandements de Lissitzky, publiés en 1923 dans l’ouvrage « Topographie der Typographie », Merz 2, n.4, allaient devenir le motto de son étude « Kniha z hlediska zrakového vjemu. Kniha vizuální », Typografia 36, 1929

[10] K. Teige, « Konstruktivistická typografie na cestě k nové formě knihy », Typografia 39, n.1, 1932

[11] O. Mrkvička, « Kniha a plakát », Život 8, 1929

[12] A. Černík, « Konstruktivistická typografie », Typografia 33, 1926

[13] V. Obrtel, « Obálková terminologie », Plán 1, 1929-1930

[14] V. Ovrtel, « Informace nebo iniciativa ? », Rok. Kulturní let«k, octobre 1931. Pour Obrtel, cf. son ouvrage Vlaštovka, která má geometrické hnízdo. Projekty a texty, Prague, 1985, et le catalogue Vít Obrtel (1901-1988). Architektura, typografie, nábytek, ed. R. Švácha, Prague, 1992

[15] K. Teige, « Moderní typo », Typografia 34, n.7-9, 1927

[16] Cf. Volker Rattenmeyer et al. (eds), Die Amsterdamer Ausstellung 1931, Wiesbaden, 1990

[17] Au sujet de František Muzika, cf. František Muzika. Kresby, scénická a knižní tvorba, F. Šmejkal (éd.), Prague, 1984. Pour la maison d’édition Fr. Borový, cf. P. Bregantová « Knižní výtvarníci nakladatelství Fr. Borový », in Topičův dům. Nakladatelské příběhy 1883-1949, Prague, 1993

[18] K. Teige, « Ladislav Sutnar a nová typografie », Panorama 12, n.1, 1934

[19] K. Teige, « Ladislav Sutnar a nová typografie », Panorama 12, n.1, 1934

 

 

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