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Un ostensoir de diamants


Jaroslav Seifert

    Dans les petites classes du lycée de Žižkov, la biologie était enseignée par le professeur Saska. C'était déjà un homme d'un certain âge, un peu plus maigre que maigre et un peu plus long que long. Lorsqu'il déambulait entre les bancs et accompagnait ses explications de larges gestes, il ressemblait à une araignée courant au-dessus de nos têtes. Et c'est d'ailleurs ainsi que nous l'appelions. Mais il n'était pas méchant. Sa grande passion étaient les papillons. Les histoires qu'il nous racontait au sujet de leur vie, de la beauté de leurs ailes, s'achevaient d'habitude par le conseil de ne pas paresser et d'aller jeter un coup d'œil au Musée national, place Venceslas, où se trouve un grand département de papillons avec un grand nombre d'exemplaires exotiques. Et il ajoutait que si la mer a ses riches coquillages, la terre a ses oiseaux et ses papillons.
    Lors d'un cours, il pointa son long doigt vers moi et me surprit en me demandant si j'étais déjà allé visiter le Musée. Sans me décontenancer, je répondis que j'avais justement l'intention d'y aller aujourd'hui et que j'irai cet après-midi. Et c'est ce que je fis. J'emmenai avec moi mon ami Suk. Il collectionnait les papillons. Il était de Sobotka et avait rapporté de vacances une petite collection de papillons. Moi, de ma vie, je n'ai jamais rien collectionné. Sauf, peut-être, les sourires de jeunes filles. Mais quelle collection cela fait !
    Cela faisait un moment déjà que nous regardions les vitrines pleines de cette beauté soyeuse venue de tous les coins du monde. Nous nous apprêtions déjà à passer dans un autre département, lorsqu'une jeune fille entra dans la salle. Elle était toute jeune et semblait belle. Ses pas - ah, c'était l'ordre perçant de la trompette donné au régiment de dragons au galop. Nous restâmes figés et commençâmes à regarder les collections dans l'ordre inverse. Nous dirigions nos pas de façon à devoir croiser la jeune fille afin de pouvoir regarder son visage. A première vue, elle était peut-être inutilement timide, mais, assurément, elle était jolie. Je sais reconnaître ces choses-là. Dès que j'aperçois une belle fille ou une belle femme, mon cœur se met à trembler et mes genoux cessent de me porter. Et soudain, je me sens triste ! Et ce parce que tant de beauté échappe irréversiblement et pour toujours à mes yeux. Sans parler de mes mains.
    Bien qu'elle fût obstinément penchée au-dessus des vitrines, je la forçai de mes yeux et de mes regards à lever la tête et à me regarder. Elle le fit rapidement et rougit comme si elle avait reconnu que je venais à peine de tomber amoureux d'elle. Plusieurs fois encore, nos regards se croisèrent, mais à chaque fois, ses yeux m'échappaient quelque part dans les jungles près de l'Amazone. Quelques instants suffirent pour que je comprenne et reconnaisse que j'étais perdu et pour que toute cette beauté papillonante s'éteigne comme un lampion. Je dus me confier à Suk. C'était, je m'en rends compte aujourd'hui, un ami assez sage. Il me conseilla de rassembler mon courage, d'aller tout simplement vers la fille et d'arranger un rendez-vous, en haut de la colline de Žižkov, par exemple. C'est là qu'allaient les amants à l'époque. On y sentait le parfum des violettes nocturnes qui me plaisent beaucoup. Mais cela ne me semblait pas très convenable. Entre les vitrines, la fille est comme prise dans un piège. Lorsqu'elle sortira du Musée ! Nous recommençâmes à regarder les vitrines, mais à la va-vite, distraitement et sans leur prêter trop d'attention. Je pensais intensément à la jeune fille et monsieur le professeur Saska n'aurait pas été content de moi à ce moment-là.
    Après un instant, la fille se tourna vers la sortie. Elle rejeta sur ses épaules ses cheveux qui lui tombaient dans le visage et elle se mit à descendre en hâte. Elle avait des cheveux d'un or de miel. Mais ce miel était des plus clairs et fait des premières fleurs du printemps.
    " Rejoins-la encore sur les marches du Musée, là, c'est convenable, " me conseillait Suk.
    Cependant, la jeune fille sortit et descendit le large escalier si vite que je n'eu pas même le temps de prendre mon souffle. Et c'est en vain que bruissait la fontaine en dessous du Musée.
    Je l'aperçus en train d'éviter le tramway en se hâtant vers le trottoir opposé de la place Venceslas. Lorsqu'elle l'atteignit, elle me jeta un coup d'œil et me fit un sourire légèrement ironique. Nous courûmes derrière avec Suk en manquant de nous faire écraser par le tram venant de la rue Sokolská. J'attrapai Suk par la manche et le priai de ne pas m'abandonner. Entre temps, la fille se hâtait vers le bas de la place et nous filions derrière elle. Suk était un bon ami et je me sentais en sécurité en sa présence et n'étais pas aussi déconcerté. Suk avait un sens pour toute situation et savait se décider rapidement. J'étais, moi, envahi par cette peur connue de l'amour qui vous étrangle dans la gorge les mots si utiles et nécessaires.
    En route vers Mustek, la fille s'arrêta d'abord devant la devanture d'un magasin de tissus et de soies. Suk m'encourageait en vain. Nous nous arrêtâmes non loin, près de la vitrine d'une banque, pour regarder le nouveau tirage de la loterie turque. Puis, la jeune fille se mit à regarder des plumes de paradisier et d'autruche que proposait, avec des fleurs artificielles, monsieur Lindt. Nous regardâmes contre notre gré les gâteaux à la crème chantilly d'un boutique de pâtisseries. A l'entrée de Ovocná trída se trouvait un célèbre magasin modiste avec les chapeaux de monsieur Weidr. Il fallut qu'elle s'arrête là aussi, en nous proposant les bagues de diamants et les colliers de perles de chez monsieur Kersch, à l'angle de la rue. Après qu'elle se soit détachée de cette pompe de chapelier, elle se hâta sans interruptions vers le Théâtre national. Des foules de gens circulaient sur Národní trída. Non, là, ce n'était pas convenable du tout. Sur les quais, je promis à Suk de l'aborder sur le pont Charles. Sans plus de détours. Si elle avait été moins belle, j'aurais eu plus de courage.
    " Tu dois absolument avec vers elle sur le pont Charles. Elle va probablement à Malá strana et là-bas, elle se faufilera dans une maison et tout sera perdu. Elle se moque de nous. On a l'air ridicules et bêtes à lui courir après sans arrêt, " jugea Suk.
    Il avait raison. Je lui promis que je mettrais un terme à cette poursuite de l'amour et que, sur le pont, j'allais me joindre à la jeune fille. Qu'advienne que pourra.
    C'était un beau soir de mai. Il n'aurait pas pu en être autrement. De Kampa, de petites touffes de fleurs de lilas pendaient au-dessus du fleuve. La fleur du lilas n'est-elle pas comme une grappe de raisins renversée ? La rivière, encore pleine de petits rubans colorés laissés là par le soleil déclinant, s'étirait voluptueusement comme une femme qui vient de faire l'amour. Le peigne du barrage coiffait l'eau.
    Je venais de prendre ma décision. Devant la tour de Malá strana, j'accélérai le pas et c'était à peine si je ne marchais sur les talons de la fille et n'expirais dans ses cheveux. Au moment décisif, je m'arrêtai cependant, pour reprendre mon souffle, et la voilà qui m'échappait à nouveau par la rue Mostecká vers la place de Malá strana. Cette fois, Suk se mit vraiment en colère et déclara que si je ne me joignais pas à elle sur la place, il se retournerait et rentrerait chez lui.
    J'avais le cœur figé dans la gorge et je m'approchai à nouveau de la jeune fille. Mais avant même d'avoir réussi à dire un seul mot, ce fut elle, un peu apeurée, qui m'aborda :
    " Mon Dieu, pas ici ! Maman vient ici faire ses courses. Elle pourrait nous voir. "
    Ces derniers mots me donnèrent du courage et je balbutiai précipitamment - quand alors.
    Elle répondit promptement :
    " Demain après-midi près de Notre-Dame de Lorette. "
    Je fus soulagé et je restai planté là, avec un joyeux au revoir. Le moment d'après, je m'en retournais vers Suk qui m'attendait, persuadé qu'elle avait refusé. Je le pris autour des épaules et je souris d'un air béat.
    " Et maintenant, allons prendre une bière à U Schnellu. "

    Notre-Dame de Lorette, noyée sous le palais Cernín, sombre et ténébreuse, faisait plutôt penser à une vieille forteresse qui ne sourit jamais, pas même lorsqu'elle est éclairée par le soleil du printemps. Des bouches de canons auraient pu sortir des fenêtres de sa façade.
    J'arrivai dès deux heures. Lors de notre première rencontre rapide, nous avions oublié de fixer une heure précise. Je faisais passer le temps en contemplant les vieux autels qui semblaient avoir été oubliés là en des temps anciens et que ravageait la vieillesse. J'avais le cœur serré parmi eux et j'aurais aimé voir à leur place des arbres verdoyants.
    Après chaque tour du cloître, je courrais à travers le portail pour regarder aux alentours. Je l'aperçu enfin, vers quatre heures. Elle m'apparut en-dessous des arcades, rue Loretánská, et elle s'approcha en hâte des escaliers. On aurait dit que la pénombre que j'avais transportée avec moi du cloître disparaissait rapidement et qu'un chapelain invisible allumait des bougies, une à une, à chaque pas qu'elle faisait en s'approchant de moi. Et lorsque nous nous tendîmes la main, un grand lustre de cristal pendu au ciel s'alluma au-dessus de ma tête.
    Ce n'était pas une jeune fille, c'était une fleur, et je ressentis alors ce qu'on appelle parfois le bonheur.
    Et basta ! je ne vais tout de même pas me mettre à raconter l'histoire banale d'un amour d'étudiant, commencé comme d'habitude par une timide discussion au sujet de rien. Bien entendu, nous nous dirigeâmes vers Petrín, en prenant le chemin qui passe à côté du portail de Strahov, entre les murailles et le mur de la faim. Puis, nous descendîmes de la tour vers la barrière qui donne sur le jardin Kinský, et, de là, nous remontâmes à nouveau vers la statue de Mácha et vers la station du funiculaire.
    Je regardais passionnément le visage de la jeune fille et à partir de ce moment, je n'aurais pu imaginer ma vie sans elle. Nous nous arrêtâmes un moment près de la statue de Mácha. Je regardai le visage noble du poète et, dans mon esprit, je soupirai :
    S'il te plaît, Karel Hynek, fait que cette fille me donne encore aujourd'hui un baiser !
    Mais Mácha ne m'entendit pas.
    Je n'eu pas le droit de continuer avec la jeune fille au-delà de la station du funiculaire. Elle aurait sûrement rencontré quelqu'un qui la connaisse dans la rue Karmelitská. Elle me dit au revoir en hâte. Elle me révéla encore qu'elle s'appelait Kamila N. Elle me promit cependant que nous pourrions nous retrouver à nouveau près de Notre-Dame de Lorette le surlendemain. Je me réjouis au fond de moi-même !
    Je la suivis en secret. D'une part, je ne voulais pas m'en séparer aussi vite, et puis je voulais savoir où elle habitait. Elle disparut dans la maison qui côtoie la brasserie U kocoura, juste au bord de la rue Nerudova.

    " Pour qui te fais-tu si beau, " me demanda ma mère lorsque je passai un peu plus de temps à me raser et à m'observer dans le miroir. " Tu t'es trouvé une amie, n'est-ce pas ? "
    " Mais maman, "fis-je tout surpris, " qu'est-ce qui te fait dire ça ? "
    Mais combien je me réjouissais de cette suspicion !

    Lors de notre second rendez-vous, nous suivîmes le même chemin de Pohorelec à Petrín. Les wagons du funiculaire passaient calmement à côté de nous. Mais cette fois, j'osai parler à la jeune fille avec plus d'audace. Je ne veux pas me vanter, mais il me semble que je maîtrisais déjà assez bien cet art à l'époque. Je voulais un baiser. Mais je compris vite que cela ne serait pas chose facile avec Kamilka. Je me sentais un peu couard. Ah ça, Mácha était d'un autre calibre. Sa Lori devait l'écouter, lui.
    " Ce serait un péché, " répondait à chaque la jeune fille à mes prières. " On n'a pas le droit, voyons ! Nous ne nous connaissons pas encore et vous voulez déjà qu'on s'embrasse. "
    Je menaçai secrètement le vieux confessionnal appuyé contre le mur du cloître. Mais j'eu l'impression que le meuble décrépi me fit une grimace.
    Je ne savais pas comment m'y prendre avec Kamila, et, après avoir fait plusieurs fois le tour de Notre-Dame de Lorette, le cloître me semblait plus sinistre que jamais. Les sept autels poussiéreux témoignaient à quel point Dieu est abandonné en ces lieux.
    Dans la chapelle à l'angle, Sainte Combe n'était plus qu'une misérable figurine de copeaux et de sciures de bois, pendue à une croix. Elle n'avait rien de sacré. Ce n'est qu'aujourd'hui, après de nombreuses années, que maint jeune homme portant une barbiche rousse au menton observe avec envie sa belle barbe. En revanche, le vieux confessionnal semble se détourner de notre temps et, n'étant plus nourri de péchés, il décrépit à vue d'œil. Et pourtant, il en marche de par le monde, des criminels et des vauriens, et cela ne leur passe même pas par la tête de réfléchir à leur vie pleine de péchés.
    Mais le baiser, silencieux et timide, d'un être innocent de dix-huit ans ne peut être désigné comme un péché. Un péché, c'est quelque chose de tout différent, voyons. Quelqu'un devrait expliquer ça à Kamila. Avec toutes mes belles paroles, j'étais, moi, déconcerté.
    L'herbe qui s'étend aux pieds de ceux qui désirent jeter un coup d'œil à l'intérieur de la chapelle au milieu du cloître est usée et poussiéreuse. Et personne ne marche dessus. Seul, parfois, un capucin barbu y passe pour jeter un coup d'œil dans la chapelle. Celle-ci est sombre et sans fenêtres. Seules quelques petites mèches brûlent dans de petites lampes rouges, ce qui accentue le sinistre de l'endroit. Le moine m'apprit que, plusieurs fois, on avait déjà surpris des amants enlacés dans les recoins sombres, à s'embrasser sans honte.
    Et cette jeune fille de Malá strana qui refuse de me donner un baiser parmi les fleurs, sous un ciel bleu éclatant !
    Cela devait faire la douzième fois que je faisais le tour du cloître en moins d'une petite heure. Derrière le mur épais près du portail était dissimulé le trésor de Notre-Dame de Lorette. J'arrêtai à nouveau le moine pour qu'il m'en dise quelque chose. Il remonta ses épais sourcils et se mit à parler. Il s'y trouve de nombreux calices et des chasubles décorées de fils d'or. Parmi toutes ces richesses, cependant, brille un grand ostensoir de diamants. Le rosaire du moine bruissa à sa ceinture et il poursuivit son explication. Sur ses rayons, il y a six-mille-cinq-cents diamants. Il leva le doigt d'une façon importante. C'est un ostensoir magnifique, une véritable merveille du monde.
    Après des années et des années, j'allai, moi aussi, y jeter un coup d'œil. Lorsque j'aperçu cette tornade d'or et de diamants, je me dis que, toute seule, une petite rose, cet ancien symbole du sentiment amoureux, est plus belle que ce célèbre ostensoir de diamants.
    Que dire de l'amour, alors !

    A peu près au milieu de la seconde guerre mondiale, un homme inconnu d'âge moyen frappa à notre porte à Brevnov. Il avait dans sa sacoche quelques feuilles de papier faites à la main et me demanda de lui transcrire dessus mes vers sur Notre-Dame de Lorette.

    Sur les vieilles marches de Notre-Dame de Lorette,
    Phrase folle après phrase folle,
    Tu chuchotes dans les cheveux de quelqu'un
    Qui peut-être ne te comprends pas !
    Etc.

    Je le lui promis avec plaisir. Il revint peut-être une semaine après et posa sur ma table une de ces fameuses bouteilles de grès de la marque Bols. Dedans, il y avait du persico, une liqueur faite de noyaux de pêches.
    Je n'avais jamais rien goûté de semblable. La langue est tout d'abord envahie par une forte odeur, recouverte l'instant d'après par le goût moelleux des noyaux amers.
    En ce temps, pendant la guerre, où ce genre de jouissance était plus que rare, je savourais cette liqueur dans un dé à coudre et les yeux fermés. Encore aujourd'hui, je cherche en vain ce délice. On ne l'importe plus chez nous, paraît-il.
    Le souvenir en est si fort cependant, qu'à chaque fois que je me trouve près de Notre-Dame de Lorette et que j'aperçois sa tour, le goût des noyaux amers réapparaît sur ma langue.

    Torturé de désir, je me hâtais d'aller à notre prochain rendez-vous. Je ne sais même plus combien il y en avait eu. Dès que j'aperçus la jeune fille, avec haine, je disais au revoir au vieux confessionnal.
    La fille arriva souriante, comme si de rien n'était ! J'oubliai tout très vite et nous voilà à nouveau sur le même vieux chemin, plein de trilles d'oiseaux, en direction de la tour de Petrín. Dans son ombre, cette jeune fille de la rue Nerudova m'avoua qu'elle n'était encore jamais montée sur la tour de Petrín. Nous décidâmes d'y aller. L'ascenseur ne marchait pas et nous dûmes monter à pied. En haut, nous sommes restés seuls. La fille semblait émue… Je lui pris doucement les deux poignets et je la regardai fixement dans les yeux. Je la serrai fortement pour pouvoir l'attirer à moi. Bien entendu, elle remarqua tout de suite mon intention, et avant que je ne puisse l'embrasser, elle appuya son visage en-dessous de mon menton et cessa de bouger jusqu'à ce que je lui libère les mains. Puis, elle se dégagea rapidement.
    Mon Dieu, quelle honte. Prague entière tout autour de nous avait vu mon cuisant échec ! Et avant que je ne reprenne mon souffle, ses bottines claquèrent sur les marches de fer. Plein d'embarras, je dus la suivre. En route, nous ne nous dîmes plus un mot. Elle ne me donna pas un baiser. Non et non.
    Et non !
    C'était mon dernier rendez-vous avec la jeune fille de Malá strana. Au prochain qu'elle voulut bien me donner, je l'attendis vainement. Le jeune amour, au sujet duquel on chante qu'il est comme un paradis, touchait à son terme. C'est ainsi aussi que s'achève une vieille chanson écossaise : tout d'abord par des pleurs qui vous déchirent le cœur, puis par un douloureux murmure et enfin par le silence. Je me sentais non seulement lésé, mais également honteux et offensé. Je ne m'y connaissais pas encore en femmes.
    C'est en vain que je marchais après, à l'heure de nos anciens rendez-vous, sur le trottoir en face de la maison où elle habitait. Juste une fois, j'aperçu le rideau trembler faiblement au premier étage. Ce fut tout ! Et de ma vie, je ne revis jamais plus cette belle jeune fille.
    La brasserie U kocoura était une pièce relativement calme à l'époque, comme restée là du temps de Neruda. Aujourd'hui, elle ne désemplit pas. Il paraît qu'on y sert la meilleure bière du monde !

    Avec les années, j'acquis la capacité de reconnaître à peu près les hôtes qui viennent chez nous : d'après les bruits lors de leur arrivée. Au bruit qu'ils font en fermant la porte de la maison, d'après leur démarche sur les escaliers, la façon dont ils frappent à la porte ou à l'intensité avec laquelle ils sonnent. Il m'est souvent arrivé de deviner qui arrivait.
    Il y a de cela à peine quelques années, quelqu'un frappa à notre porte. Ca doit être une jeune fille, pensai-je. Et je ne m'étais pas trompé.
    Un étudiante, peut-être âgée de seize ans, entra et dans un petit sac transparent, elle apportait quelques-uns de mes livres afin que je les lui signe. La fillette, jeune et fine, avait des cheveux clairs, curieusement ébouriffés aux tempes. Mais cela lui allait bien justement. Elle devait probablement bien le savoir. Elle tourna autour du pot un moment, puis elle me demanda de lui signer les livres.
    Je regardai son visage et quelque chose me passe par la tête.
    Bien sûr, dis-je, et je lui prends les livres des mains. Lorsqu'elle vit ma complaisance, elle me demanda si, dans un des livres, j'accepterais de lui écrire une dédicace. Mais oui, bien entendu !
    " Et comment vous appelez-vous ? "
    " Kamila V. "
    Je restai figé et, de nouveau, je la regardai dans ses yeux purs et je demandai avec précaution :
    " Kamila d'après votre maman ? "
    " Non, d'après ma grand-mère. Maman s'appelle Vlasta. "
    " Et votre grand-mère habite-t-elle toujours rue Nerudova ? "
    " Elle n'y habite plus. Elle est avec nous, place Arbes,     " et elle me regarda d'un air surpris. Dans mon esprit, je comptai les années en vitesse et j'eu un silencieux soupir. Presque une vie entière.
    Déjà, j'allais demander des nouvelles de sa grand-mère, déjà, j'avais sur le bout de la langue quelques phrases aimables que j'aurais aimé lui faire parvenir, et, l'instant d'un éclair, j'eus même l'idée de la revoir. Mes deux béquilles étaient appuyées contre la vitre de la bibliothèque, et lorsque je les regardai, je retournai bien vite au jour présent et oubliai vite les belles paroles.
    Je dois vous rappeler ceci :
    Peu de temps avant sa mort, le roi Charles IV, de glorieuse mémoire, rendit visite à son neveu Charles Quint, le roi de France. Après la visite et les délibérations au palais à Paris, notre roi Charles s'embarqua sur la Seine afin de rendre visite à la reine dans son palais à Saint Paul où celle-ci séjournait et attendait un enfant. Il prit la reine dans ses bras et, l'une après l'autre, embrassa également les dames avec lesquelles il avait des liens de parenté. Puis il demanda que l'on fasse venir aussi la duchesse de Bourbon, sœur de sa première épouse, Blanche, ancienne compagne d'enfance et de sa jeunesse au palais royal. Lorsqu'on l'amena jusqu'à sa civière - à cause de sa forte goutte, le roi ne pouvait plus marcher -, lorsqu'ils se regardèrent l'un l'autre dans les yeux, tous deux se mirent à pleurer amèrement. Voilà ce que rapporte un sec et docte chroniqueur, et il ajoute que ce fut un tableau déplorable à regarder.
    Je posaià nouveau mon regard sur le visage charmant de ma jeune hôte qu'au fond, je connaissais déjà, et, pour rire, je lui demandai ce qu'elle me donnerait en échange d'une dédicace dans chacun de ses livres. Après une seconde d'hésitation, la jeune fille me dit qu'elle n'avait rien, mais que, si je le voulais, elle me donnerait au moins un baiser. J'opposai qu'il y a plusieurs livres, que j'en voudrais au moins trois.
    De son plein gré, d'une façon un tantinet maladroite, elle m'offrit ses lèvres et, par trois fois, sur sa bouche légèrement entrouverte, humide et douce, j'embrassai ma propre jeunesse.

 

(Toutes les beautés du monde, 1981)

Traduction Jean-Gaspard Páleníček

 

 

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