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Lauréat et prisonnier


Jirina Šiklová (=František Janouch)

    Ce n'est que le 12. 10. 84 que des amis m'ont appris que le poète Jaroslav Seifert avait reçu le prix Nobel de la littérature. Ils me dirent aussi que ce n'est qu'à l'avant-dernière page du Rudé právo que je devrais chercher cette information. Bein qu'il s'agisse du premier prix Nobel décerné à un écrivain tchècoslovaque, la nouvelle n'était grande que de 3,5 cm sur 5,5. Le jour de l'annonce et les jours suivants, en première page des journaux de la République socialiste tchécoslovaque, pas un article dont le titre comporterait les mots prix Nobel n'apparut. Seules se répétaient des formulations stéréotypées passant inapperçues au sujet de " félicitations faites à Jaroslav Seifert ", informant l'opinion publique que le directeur de lamaison d'édition Ceskoslovenský spisovatel Jan Pilar ou le ministre de la culture M. Klusák avaient rendu visite à Jaroslav Seifert pour le féliciter. Le troisième jour après la remise du prix, les journalistes eurent le droit d'écrire quelque chose de plus concret au sujet de Seifert, quelques articles de 5 fois 16,5 cm apparurent, comportant tous les mêmes formulations. Tous les journalistes ne firent que reprendre mot à mot l'information proposée par le service de presse officiel CTK, comme s'ils ne savaient pas qui est Seifert. Et si Seifert n'avait pas provoqué autant de réactions dans les médias à l'étranger, c'est probablement tout ce que l'opinion publique tchèque aurait appris au sujet du premier porteur du prix Nobel de la littérature.
    Etant donné que, selon Rudé právo du 19. 10. 1984, " les journalistes étrangers ont tenté d'utiliser le nom de notre poète pour attaquer de façon diffamante sa patrie et intégrer son nom dans une guerre psychologique menée contre les pays socialistes ", le même journal, organe de l'état, a publié des extraits de son livre de souvenirs, tous liés à mai 1945, et, page 5, il a réimprimé un poème tiré d'un recueil publié en 1938. Ni la biographie de Seifert, ni même sa photo n'apparurent nulle part. En même temps, plusieurs voitures de sociétés de télévisions étrangères étaient garrées près de la villa de Brevnov où le poète vivait et leurs reporters n'arrivaient pas à comprendre l'embaras dont les dirigeants tchèques faisaient montre face au prix Nobel, ni pourquoi on ne pouvait voir dans aucune librairie la photo du poète ou ses livres en vitrine. " Je comprends qu'on veuille dissimuler des informations au sujet de bombes, mais la poésie, c'est autre chose, non ? " me dit un ami, écrivain étranger. " Les maisons d'éditions ne sont donc pas intéressées par la publicité, chez vous ? " Jaroslav Seifert a été le dernier président du Comité des écrivains tchécoslovaques qui fut dissout " par décision des organes du parti et de l'état " en 1970. Un nouveau Comité des écrivains a été fondé ensuite, formé exclusivement de personnes " sûres " et fidèles aux volontés du régime. La plupart des écrivains tchèques importants refusa d'y entrer ou fut refusée. Tout ce qui est vrai de ceux qui se trouvent aujourd'hui en dehors du Comité officiel des écrivains - et qui sont forcés d'écrire sans être lus ou de diffuser leurs œuvres à travers le samizdat - a été tout à fait vrai de Seifert aussi jusqu'en 1979, année où son recueil Le Parapluie de Piccadilly eut sa première édition en Tchécoslovaquie.
    Au Ceskoslovenský spisovatel, le principal adversaire de la publication des œuvres de Seifert était Ivan Skála et les membres du Comité des écrivains regroupés autour de lui. Skála est aussi l'auteur, depuis 1950, de divers articles critiques sur l'œuvre de Seifert, tous basés sur des critères idéologiques. Dans ce contexte, sa déclaration récente faite à la télévision " nous n'allons pas nous laisser prendre Seifert " résonne de façon plus qu'hypocrite.
    Alors qu'on ne parle pas de la plupart des écrivains mis en marge et que leurs œuvres sont interdites de publication, il n'a pas été tout à fait possible d'éliminer Jaroslav Seifert de la littérature tchèque. Son nom figurait dans les livres de lectures et dans les livres de classe depuis des dizaines d'années, ainsi n'étaient publiées que certains recueils écrits avant la seconde guerre mondiale. Personne n'aurait osé publié les recueils qu'il a écrit au cours de la dernière décennie. C'est pourquoi les poèmes de Seifert font partie des premiers textes publiés par le samizdat. La Colonne de la peste de Seifert a été " publiée " en samizdat (c'est-à-dire tapé à la machine en plusieurs exemplaires) et distribué à divers amis avec un autographe de l'auteur dès Noël 1972. Il n'a été publié officiellement en République socialiste tchécoslovaque qu'en 1981, seulement après qu'il ait été publié chez une maison en exil. Diverses variantes du recueil Le Parapluie de Piccadilly circulait en samizdat pendant plusieurs années. Puis vint la proclamation de la Charte 77 et Seifert fut un des premier à la signer. Sa gloire, sa popularité parmi les gens, son âge et sa maladie lui évitèrent d'être sali et maltraîté par les journalistes lors de la campagne déchaînée contre les chartistes. Il dut subir de nombreux interrogatoires - mais chez lui, à cause de sa paralysie partielle - et on ne parla pratiquement plus de lui. Ses livres étaient bien sûr toujours interdits de publication.
    Le journaliste Jirí Lederer fut même fut même condamné à trois ans de prison en 1978 pour avoir tenté d'envoyer secrètement, en plus des Mémoires de Prokop Drtina, un manuscrit de vers de Seifert. Lederer fut emprisonné, mais les vers réussirent tout de même à sortir peu à peu du pays, et les deux recueils mentionnés furent publiés par la maison d'édition en exil à Munich, Poezie mimo domov. Ce n'est qu'après qu'ils furent publiés au Ceskoslovenský spisovatel.
    Le livre de souvenirs Toutes les beautés du monde connut un destin semblable. La maison d'édition Ceskoslovenský spisovatel dirigée par Jan Pilar refusa de publier ce livre. Un signataire de la Charte n'avait pas le droit d'être publié. Alors, Jaroslav Seifert mis le livre à la disposition de ses amis qui en ont fait plusieurs copies sur machine à écrire et l'ont " publié " en samizdat. L'édition samizdat Expedice y ajouté même de nombreuses photographies et un beau frontispice. Ses amis voulaient offrir au poète cette " édition ", inhabituellement soignée pour le samizdat, pour son quatre-vingtième anniversaire. Avant qu'ils ne puissent le faire, l'édition fut découverte par la StB (la police d'état) et la plupart de ses exemplaires gisent encore dans les entrepôts du ministère de l'intérieur.
    Vlasta Chramostová, une actrice qui n'a pas le droit de jouer parce qu'elle a refusé de faire une autocritique publique dans les premières années de la normalisation et qu'elle a signé la Charte 77, a choisi quelques chapitres des souvenirs de Jaroslav Seifert et en faisait la lecture dans divers appartements praguois. Des gens, amis des locataires de ces appartements, se rencontraient secrètement lors de ces soirées littéraires pour écouter les mots de Seifert - mots qui ne pouvaient être publiés alors. Cela peut paraître difficilement compréhensible pour les lecteurs Occidentaux, mais même ceci, la police le considérait comme des " regrouppements non-autorisés ". La police interrompait ce genre de rencontres, forçait l'entrée de ces appartements, prenait les noms et coordonnées de tous ceux qui étaient présents et l'annonçait à leur employeurs et aux directeurs de leurs écoles (s'il y avait parmi eux des étudiants) et menaçait ceux chez qui les gens se rencontraient. Un jour, quelqu'un a enregistré une de ces soirées littéraires animées par Vlasta Chramostová et commis ainsi un autre " crime ". Et pourtant, il ne s'agissait pas tant du contenu du livre - quelques années plus tard et après quelques interventions de la censure, ce livre allait être publié en Tchécoslovaquie officiellement - mais du fait que des gens se rencontraient ainsi, de leur propre initiative, incontrôlés, pour écouter ceux qui auraient dû être oubliés. Un poète et une actrice.
    Au cours des années 70, Jaroslav Seifert a, paraît-il, été proposé pour le prix Nobel à plusieurs reprises. On pensa qu'il allait peut-être recevoir le prix pour ses quatre-vingt ans, c'est pourquoi ses amis se mirent à préparer des matériaux sur son œuvre et sur sa vie et s'occupèrent de faire publier ses derniers manuscrits à l'étranger. La dernière partie de ces matériaux devait être transportée par un camion conduit par deux juristes français venus en Tchécoslovaquie en mai 1981. Mais le camion fut arrêté à la frontière et les deux français arrêtés. Des dizaines de personnes furent envoyés en prison à la suite de cela. Jaroslav Seifert a aussi été interrogé plusieurs fois pour cette affaire - quelques jours avant son qatre-vingtième anniversaire - et ce fut le directeur de la maison d'édition ceskoslovenský spisovatel, Jan Pilar, lui aussi " écrivain ", qui fit entrer la police dans la villa de Seifert. Et l'ironie du destin a voulu que ce soit lui aussi qui vienne annoncer à Seifert, hospitalisé depuis plusieurs semaines, qu'il avait reçu le prix Nobel.
    Et à peine la nouvelle lui fut-elle annoncée, à peine eut-il reçu la visite de l'ambassadeur du royaume de Suède, que, le lendemain matin, deux gardes furent postés devant la porte du poète immobilisé sur son lit d'hôpital, deux membres de la StB, vêtus de blouses blanches de médecins, et qui contrôlaient l'identité de tout visiteur et notait jusqu'aux visites des membres de sa famille. Il ne reçut pas même les félicitations spontannées qui lui avaient été envoyées par des milliers de citoyens. C'est ainsi que Jaroslav Seifert est à la fois lauréat et prisonnier.

 

(Ce texte, écrit en 1984, fut signé sous un pseudonyme afin d'éviter à son auteur d'être poursuivi.)

Tiré de František Janouch, Le Poète s'en va pauvrement de par le monde [Šel básník chude do sveta], Ceský spisovatel, 1995.

Traduction Jean-Gaspard Páleníček

 

 

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