Accueil
L'association
Nous contacter
L'atelier de traduction
Caractères spéciaux


Tous les auteurs
Le poétisme
La littérature tchèque depuis 1945


Les ouvrages
Bibliographie générale des oeuvres traduites


Chronologie générale
Le printemps de Prague
Documents sur la période communiste
Masaryk


Quelques liens utiles


 

Discours prononcé au 2d congrès
du Comité des écrivains
tchécoslovaques (1956)


Jaroslav Seifert

    Chers amis ! Il a été dit qu'il était nécessaire d'organiser enfin notre héritage culturel. Nous revenons vers les livres de nos poètes morts, nous les feuilletons et nous nous réclamons de leur legs.
    Et c'est alors que me vient une pensée, silencieuse et timide. Sans vouloir m'aventurer sur le terrain de la métaphysique, je me tourne avec une certaine angoisse vers ces morts et je leur demande si eux aussi vont se réclamer de nous.
    Plus d'une fois, il a été souligné ici que les écrivains sont la conscience de la nation. Il ne s'agit pas là d'une pensée neuve. Bien au contraire. Il me semble que cette phrase est presque une formule toute faite, un dicton commun. Mais il arrive parfois que même une telle formule, prononcée au moment opportun et sous une autre lumière, peut avoir un effet écrasant.
    Et justement aujourdh'ui, j'aimerais dire ceci : si seulement nous pouvions vraiment être, en ce moment, nous les écrivains, la conscience de notre nation, si seulement nous pouvions être la conscience de notre peuple. Car, croyez-moi, j'ai bien peur que cela fasse plusieurs années que nous ne sommes plus la conscience des foules, la consciences de million d'individus, que nous ne sommes même pas notre propre conscience.
    Nous entendons toujours à nouveau et de la part de personnes nullement insignifiantes qu'il est nécessaire qu'un écrivain écrive la vérité. Cela signifie que les écrivains ces dernières années n'ont pas écrit la vérité. L'ont-ils écrite, oui ou non ? Volontairement ou involontairement ? Avec complaisance ou avec déplaisir ? Sans enthousiasme ou avec un accord enthousiaste ?
    Je me tourne vers le passé de la littérature tchèque et je cherche en vain le cas d'un grand écrivain, en particulier parmi ceux qui dans leurs poèmes ont formulé les postulats de la nation tchèque, comme Neruda, Cech, Machar ou Dyk, un écrivain qui se serait arrêté au milieu de son œuvre et qui aurait alors annoncé à sa nation et à ses lecteurs qu'il n'avait pas dit la vérité. Ou bien connaissez-vous un cas où l'un d'eux aurait annoncé : " Lecteur, pardonne-moi, j'ai marché autour de tes douleurs et autour des peines de la nation tchèque et j'ai fermé les yeux. Je n'ai pas dit la vérité. " Si quiconque d'autre tait la vérité, il peut s'agir d'un calcul tactique. Si un écrivain tait la vérité, il ment. Et plus que cela, il discrédite les choses grandes et belles que le socialisme a apporté à notre peuple en ces années.
    Nous avons entendu un grand nombre d'accusations et d'auto-accusations. Bien. Croyons en leur sincérité. Il est cependant dommage qu'elles n'aient pas été exprimées tout de même un peu plus tôt et qu'elles n'aient pas retenti lorsqu'il était temps, afin que puisse être remplie et continuée la noble tradition de la littérature tchèque et de la littérature en général : que ce soient les poètes qui, connaissant la vérité, l'aient exprimée avant les politiciens, comptant, eux, plutôt sur la réalité. Car la vérité, comme le dit Šalda, est la réalité de demain. Il est beau de voir les poètes pousser les politiciens, mais j'ose dire que le contraire l'est moins.
    Et aujourd'hui, je vous demande : où étions-nous, nous tous, lorsqu'en 1948, la littérature tchèque était dirigée par une personne qui ne connaissait pas le tchèque et qui décidait du sort des écrivains tchèques et des livres tchèques ?
    Où étions-nous lorsque cet homme a envoyé dans les imprimeries des processions de filles et de garçons de vingt ans qui, avec la verve de leur jeunesse, ont ordonné de mettre au pilon les livres tchèques ? Et parmi ces livres se trouvaient aussi des livres classiques que nous éditons à nouveau aujourd'hui. Parmi ces livres se trouvaient aussi ceux de Jan Amos Comenius.
    Où étions-nous lorsqu'un bibliothécaire, par précaution, par couardise, par haine et par un enthousiasme déplacé, de ses propres mains se mit à détruire nos bibliothèques et se mit à en construire de neuves avec des livres publiés après février 1948 uniquement ?
    Tout cela est passé. Cela est conjuré et je ne serais pas objectif si je n'admettais pas que de nombreuses erreurs ont été réparées. Mais pas toutes.
    Je pourrais citer plusieurs noms. Je me limiterais à trois d'entre eux. Aux noms de trois morts.
    Et je vous demande : qui alimente le voile de fumée qui passe sous silence la presque totalité du nom et de l'œuvre d'un des plus grands de nos poètes modernes, Vladislav Vančura ? Et je vous demande en soulignant bien mes mots : Vančura était-il oui ou non un poète tchèque ? N'était-il pas même un des plus grands ?
    Vančura était-il oui ou non un communiste, et même un des plus anciens ?
    Vančura a-t-il oui ou non donné sa vie pour ce en quoi il croyait ?
    Et j'ajoute pour ma part de quelle façon il a donné sa vie. Je n'ai pas lu les protocoles des interrogatoires de la gestapo, mais ils existent sûrement. Et d'après ce qui a tout de même filtré hors des murs étanches du palais de la gestapo, nous savons qu'il fut un des hommes les plus grands, les plus solides, les plus courageux et les plus purs qu'ait eu non seulement la littérature tchèque mais aussi toute cette terre en ce siècle. Si ce poète avait une tombe qui dissimulait ses os, nous pourrions passer à côté d'elle aujourd'hui comme au-dessus de la tombe d'un écrivain inconnu.
    Nous aurons peut-être l'occasion dans les jours à venir de discuter également des erreurs et des fautes de son collègue et ami Karel Teige. Et enfin, une question émerge, vivante, temporelle et impérieuse : quel est l'appauvrissement de notre poésie et de la poésie socialiste, tant que l'on continue d'ignorer la poésie des années trente de Josef Hora ? N'était-ce pas la période où Hora et le jeune Nezval atteignirent leurs sommets créatifs, et n'étaient-ce pas là des œuvres dans lesquelles la poésie tchèque d'entre deux guerres eût atteint son sommet ?
    Je vous en prie, ne me suspectez pas de ne pas savoir qui était John Stuart Mill. Je vous prie aussi de me suspecter de tenter de glisser dans notre monde contemporain clairement philosophique le point de vue de cet empiriste anglais. Mais je n'arrive pas à me débarrasser d'une citation, je ne peux m'en empêcher. En la tournant un peu, elle est tout à fait valable pour nos écrivains aujourd'hui. John Stuart Mill dit : " Celui ou celle qui laisse faire que le monde ou qu'une partie du monde choisisse pour lui le but de sa vie n'a pas besoin d'autres capacité que celle d'imitation, propre aux singes. "
    Ou devrais-je plutôt citer Voltaire qui avait un point de vue semblable ? Voltaire dit : " Je ne puis être d'accord avec vos paroles, mais jusqu'à la mort je défendrais votre droit de les prononcer à voix haute. "
Et à nouveau, je vous prie de considérer ces deux citations dans le contexte de ce congrès.
    Qu'en découle-t-il pour notre situation aujourd'hui et nos devoirs de demain ?
    Je suis persuadé que notre devoir est de passer immédiatement à la réparation des torts. Et je résume toutes les revendications impérieuses en ces deux points :
    1. Invitez à travailler avec vous les écrivains forcés au silence et injustement mis de côté. N'attendez pas qu'ils viennent eux-mêmes vous prier. Ils ne viendraient pas, car il n'est pas digne d'un écrivain qu'il prie. Donnez-leur la possibilité de répondre aujourd'hui aux attaques auxquelles ils n'ont pas pu répondre lorsqu'ils étaient mis en marge de la littérature - j'ai vécu cela, moi aussi !
    2. Réfléchissons au sujet des écrivains emprisonnés, pensons à leur destinée humaine. Je n'ai bien sûr pas le droit de juger leur fautes et leurs erreurs. Mais j'ai le droit en tant que poète tchèque d'exprimer mon impression qu'ils ont été suffisemment punis pour ces fautes et erreurs à caractère politique.
    Nous savons tous très bien comment faire - et je sais que la situation est difficile - pour essayer de leur rendre leur destin moins pesant. Cependant, chers amis, encore une fois je vous le demande : sommes-nous donc seulement des fabricants de vers, de rythmes et de métaphores ? Sommes-nous vraiment seulement des conteurs d'histoires et rien de plus, que nous n'ayons en tête rien que des questions liées à notre état d'écrivain ?
    C'est ainsi que je vois le rôle des écrivains en notre temps.
    Le nouveau comité et vous tous, veillez à ce que ces actes, dignes du programme socialiste et digne des écrivains socialistes, soient accomplis le plus tôt possible, et le plus tôt possible signifie aujourd'hui, tout de suite.

 

Traduction Jean-Gaspard Páleníček

 

 

© Bohemica 2.0, 2001-2006 - Accueil - Contact