Discours prononcé au 2d congrès
du Comité des écrivains
tchécoslovaques (1956)
Jaroslav Seifert
Chers amis ! Il a été dit qu'il
était nécessaire d'organiser enfin notre héritage
culturel. Nous revenons vers les livres de nos poètes
morts, nous les feuilletons et nous nous réclamons de
leur legs.
Et c'est alors que me vient une pensée, silencieuse et
timide. Sans vouloir m'aventurer sur le terrain de la métaphysique,
je me tourne avec une certaine angoisse vers ces morts et je
leur demande si eux aussi vont se réclamer de nous.
Plus d'une fois, il a été souligné ici
que les écrivains sont la conscience de la nation. Il
ne s'agit pas là d'une pensée neuve. Bien au contraire.
Il me semble que cette phrase est presque une formule toute
faite, un dicton commun. Mais il arrive parfois que même
une telle formule, prononcée au moment opportun et sous
une autre lumière, peut avoir un effet écrasant.
Et justement aujourdh'ui, j'aimerais dire ceci : si seulement
nous pouvions vraiment être, en ce moment, nous les écrivains,
la conscience de notre nation, si seulement nous pouvions être
la conscience de notre peuple. Car, croyez-moi, j'ai bien peur
que cela fasse plusieurs années que nous ne sommes plus
la conscience des foules, la consciences de million d'individus,
que nous ne sommes même pas notre propre conscience.
Nous entendons toujours à nouveau et de la part de personnes
nullement insignifiantes qu'il est nécessaire qu'un écrivain
écrive la vérité. Cela signifie que les
écrivains ces dernières années n'ont pas
écrit la vérité. L'ont-ils écrite,
oui ou non ? Volontairement ou involontairement ? Avec complaisance
ou avec déplaisir ? Sans enthousiasme ou avec un accord
enthousiaste ?
Je me tourne vers le passé de la littérature tchèque
et je cherche en vain le cas d'un grand écrivain, en
particulier parmi ceux qui dans leurs poèmes ont formulé
les postulats de la nation tchèque, comme Neruda, Cech,
Machar ou Dyk, un écrivain qui se serait arrêté
au milieu de son uvre et qui aurait alors annoncé
à sa nation et à ses lecteurs qu'il n'avait pas
dit la vérité. Ou bien connaissez-vous un cas
où l'un d'eux aurait annoncé : " Lecteur,
pardonne-moi, j'ai marché autour de tes douleurs et autour
des peines de la nation tchèque et j'ai fermé
les yeux. Je n'ai pas dit la vérité. " Si
quiconque d'autre tait la vérité, il peut s'agir
d'un calcul tactique. Si un écrivain tait la vérité,
il ment. Et plus que cela, il discrédite les choses grandes
et belles que le socialisme a apporté à notre
peuple en ces années.
Nous avons entendu un grand nombre d'accusations et d'auto-accusations.
Bien. Croyons en leur sincérité. Il est cependant
dommage qu'elles n'aient pas été exprimées
tout de même un peu plus tôt et qu'elles n'aient
pas retenti lorsqu'il était temps, afin que puisse être
remplie et continuée la noble tradition de la littérature
tchèque et de la littérature en général
: que ce soient les poètes qui, connaissant la vérité,
l'aient exprimée avant les politiciens, comptant, eux,
plutôt sur la réalité. Car la vérité,
comme le dit alda, est la réalité de demain.
Il est beau de voir les poètes pousser les politiciens,
mais j'ose dire que le contraire l'est moins.
Et aujourd'hui, je vous demande : où étions-nous,
nous tous, lorsqu'en 1948, la littérature tchèque
était dirigée par une personne qui ne connaissait
pas le tchèque et qui décidait du sort des écrivains
tchèques et des livres tchèques ?
Où étions-nous lorsque cet homme a envoyé
dans les imprimeries des processions de filles et de garçons
de vingt ans qui, avec la verve de leur jeunesse, ont ordonné
de mettre au pilon les livres tchèques ? Et parmi ces
livres se trouvaient aussi des livres classiques que nous éditons
à nouveau aujourd'hui. Parmi ces livres se trouvaient
aussi ceux de Jan Amos Comenius.
Où étions-nous lorsqu'un bibliothécaire,
par précaution, par couardise, par haine et par un enthousiasme
déplacé, de ses propres mains se mit à
détruire nos bibliothèques et se mit à
en construire de neuves avec des livres publiés après
février 1948 uniquement ?
Tout cela est passé. Cela est conjuré et je ne
serais pas objectif si je n'admettais pas que de nombreuses
erreurs ont été réparées. Mais pas
toutes.
Je pourrais citer plusieurs noms. Je me limiterais à
trois d'entre eux. Aux noms de trois morts.
Et je vous demande : qui alimente le voile de fumée qui
passe sous silence la presque totalité du nom et de l'uvre
d'un des plus grands de nos poètes modernes, Vladislav
Vančura ? Et je vous demande en soulignant bien mes mots
: Vančura était-il oui ou non un poète tchèque
? N'était-il pas même un des plus grands ?
Vančura était-il oui ou non un communiste, et même
un des plus anciens ?
Vančura a-t-il oui ou non donné sa vie pour ce en
quoi il croyait ?
Et j'ajoute pour ma part de quelle façon il a donné
sa vie. Je n'ai pas lu les protocoles des interrogatoires de
la gestapo, mais ils existent sûrement. Et d'après
ce qui a tout de même filtré hors des murs étanches
du palais de la gestapo, nous savons qu'il fut un des hommes
les plus grands, les plus solides, les plus courageux et les
plus purs qu'ait eu non seulement la littérature tchèque
mais aussi toute cette terre en ce siècle. Si ce poète
avait une tombe qui dissimulait ses os, nous pourrions passer
à côté d'elle aujourd'hui comme au-dessus
de la tombe d'un écrivain inconnu.
Nous aurons peut-être l'occasion dans les jours à
venir de discuter également des erreurs et des fautes
de son collègue et ami Karel Teige. Et enfin, une question
émerge, vivante, temporelle et impérieuse : quel
est l'appauvrissement de notre poésie et de la poésie
socialiste, tant que l'on continue d'ignorer la poésie
des années trente de Josef Hora ? N'était-ce pas
la période où Hora et le jeune Nezval atteignirent
leurs sommets créatifs, et n'étaient-ce pas là
des uvres dans lesquelles la poésie tchèque
d'entre deux guerres eût atteint son sommet ?
Je vous en prie, ne me suspectez pas de ne pas savoir qui était
John Stuart Mill. Je vous prie aussi de me suspecter de tenter
de glisser dans notre monde contemporain clairement philosophique
le point de vue de cet empiriste anglais. Mais je n'arrive pas
à me débarrasser d'une citation, je ne peux m'en
empêcher. En la tournant un peu, elle est tout à
fait valable pour nos écrivains aujourd'hui. John Stuart
Mill dit : " Celui ou celle qui laisse faire que le monde
ou qu'une partie du monde choisisse pour lui le but de sa vie
n'a pas besoin d'autres capacité que celle d'imitation,
propre aux singes. "
Ou devrais-je plutôt citer Voltaire qui avait un point
de vue semblable ? Voltaire dit : " Je ne puis être
d'accord avec vos paroles, mais jusqu'à la mort je défendrais
votre droit de les prononcer à voix haute. "
Et à nouveau, je vous prie de considérer ces deux
citations dans le contexte de ce congrès.
Qu'en découle-t-il pour notre situation aujourd'hui et
nos devoirs de demain ?
Je suis persuadé que notre devoir est de passer immédiatement
à la réparation des torts. Et je résume
toutes les revendications impérieuses en ces deux points
:
1. Invitez à travailler avec vous les écrivains
forcés au silence et injustement mis de côté.
N'attendez pas qu'ils viennent eux-mêmes vous prier. Ils
ne viendraient pas, car il n'est pas digne d'un écrivain
qu'il prie. Donnez-leur la possibilité de répondre
aujourd'hui aux attaques auxquelles ils n'ont pas pu répondre
lorsqu'ils étaient mis en marge de la littérature
- j'ai vécu cela, moi aussi !
2. Réfléchissons au sujet des écrivains
emprisonnés, pensons à leur destinée humaine.
Je n'ai bien sûr pas le droit de juger leur fautes et
leurs erreurs. Mais j'ai le droit en tant que poète tchèque
d'exprimer mon impression qu'ils ont été suffisemment
punis pour ces fautes et erreurs à caractère politique.
Nous savons tous très bien comment faire - et je sais
que la situation est difficile - pour essayer de leur rendre
leur destin moins pesant. Cependant, chers amis, encore une
fois je vous le demande : sommes-nous donc seulement des fabricants
de vers, de rythmes et de métaphores ? Sommes-nous vraiment
seulement des conteurs d'histoires et rien de plus, que nous
n'ayons en tête rien que des questions liées à
notre état d'écrivain ?
C'est ainsi que je vois le rôle des écrivains en
notre temps.
Le nouveau comité et vous tous, veillez à ce que
ces actes, dignes du programme socialiste et digne des écrivains
socialistes, soient accomplis le plus tôt possible, et
le plus tôt possible signifie aujourd'hui, tout de suite.
Traduction Jean-Gaspard Páleníček