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La Fête

Vítězslav Nezval - in L'Acrobate, 1927

 

Toute l'Europe s'était réunie sur les boulevards
un dimanche matin après la Grand'messe
Les oiseaux avaient abandonné les arbres avec des télégrames écrits sur les feuilles soyeuses
[des pommiers
ce n'étaient pas seulement des colombes, porteuses de cœurs de roses
et qui de l'autre côté de l'Océan se changent en brumes
ni des pies avec leurs bagues se confondant avec la nuit qui se termine en diamant
toutes les grand'mères avec les enfants de chœur
les mendiants béquillards
les messieurs en habits
étouffant le tic-tac des montres-poussins becquetant la poussière des soleils d'or
autour des tables du quatorze juillet de l'avenir de toutes les villes du monde
qui se balancent aux fenêtres surpeuplées et couvertes d'affiches

Au milieu de la musique des portes des couvercles et des douches
on attendait la venue de l'acrobate
marchant sur une corde tendue de la cathédrale de Madrid
passant par Rome Paris Prague et allant jusqu'en Sibérie
où il devait paraît-il planter dans la glace la rose rouge de l'Europe auprès de la rose jaune de
[l'Asie
en signe du sourire des deux continents

Dans les couloirs des parlements on chuchotait qu'il s'agissait d'un évènement diplomatique
[de la première importance
certains soutenaient cependant que cet insaisissable acrobate était ventriloque
et qu'à travers les bouches de canards il prononçait dans les faubourgs d'incroyables
[sentences sur l'art de manger
qu'il versait dans les boîtes à poudre des dames de la poussière
transformant les races
que des enlèvements mystérieux avaient lieu en sa présence
que telle princesse s'était une fois retrouvée soudain nue au milieu de la foule
et qu'il dessinait avec ses culbutes pleines de coquetterie de charmants acrostiches
et la rose rouge devint bientôt bleue et parût bientôt invisible
à force de passer sans cesse entre les mains des spectateurs

Le bruit se mit à courir que les gesticulations de cet homme guérissaient les infirmes de
[naissance
et les villages se mirent à accompagner leurs processions de béquillards
car chaque maison cache un aveugle aveuglé par le miroir du terme
chaque amour la nuit sous les arcades a une oreille sourde
aux mots prononcés une seule fois dans la vie
et dont les échos sanglants flamboient aux brûlantes absinthes
et au-dessus des tombes sans lumière
autant de langues rendues muettes par la crainte des regards d'adieu
Chaque maison dissimule un trou de serrure avec une bougie qui finit de brûler
au-dessus de la dernière feuille d'un calendrier sans lecteur
et au-dessus d'arbres généalogiques inachevés aux pieds de femmes si belles si belles
qu'elles sont mortes sans descendance
Au bout de chaque escalier il y a un chat noir
mais combien de chats jaunes courant sur les toits
dans chaque caisse la pièce volée au ciel
chapelet éparpillé face à un godet de poison
mèche de cheveux arrachée dans un jardin trop clair
rose à la bouche du mourant sous la potence
et dent tombée au bord du lazaret de l'amour
Un signe fut donné et les processions s'enveloppèrent du nuage de l'angélus de midi
et se prenant dans les bras au son triste d'un orgue de barbarie
il regardaient comme des morts à jeun au fond de leurs creux
entre les ballons du printemps le long des promenades
entre les bornes des routes parmi les feuilles
Mais l'acrobate agitait son chapeau au dessus des infirmes
et attira les souris des prisons les crapauds des cimetières
et une pluie rouge de punaises comme un coucher de soleil
faisant penser à l'histoire de l'hummanité plus vieilles que les vieilles chroniques

Soudain on entendit sonner le glas
et de l'hôpital du paradis dans les flammes des pots de fleurs
par cette porte qui s'ouvre avec une longue musique
sur la charette des infirmes
sortit un marin de sept ans sans jambes
faisant tourner entre ses mains le globe terrestre
à travers la foule qui s'écartait comme un mur
et il se mit à faire la course avec l'acrobate

Les souris disparurent dans les trous
et les crapauds recroquevillés sous terre
fleurirent du plant de lis
les âmes des hirondelles s'envolaient des orgues de barbarie
et sur la poitrine de l'acrobate un grand papillon sphynx battit des ailes
telle une frivole cravate

De plusieurs côtés on entendit chanter un chœur d'enfants
sur les tapis les pianos se mirent à vibrer sans qu'on les touche
comme des étangs bruissant dans des jardins
maint vieillard se désagrégea en une poussière d'argent
et les pavés blancs comme à la Fête-Dieu
étaient pleins des traces de pas de ceux qui désiraient ne serait-ce que de loin
apercevoir le rédempteur

Enfin l'acrobate se mit à tenir en équilibre
sur les ailes du papillon de nuit des suicidés
il jeta une rose au frêle marin
dont les yeux fidèles et transparents comme un bon vent
coulaient sur toutes les joues
à la vue de l'acrobate en chute libre
avec son cœur sur sa poitrine découverte tremblotant comme une chauve-souris

Les agents se ruèrent des maisons de police
pour rapporter l'exacte identité de cet acrobate fou
qui en tombant avait laissé un aveu si mystérieux
que l'on ne peut que le répéter
que l'on ne peut que le crier
que l'on ne peut que le chuchoter
que l'on ne peut que se taire hors de ses paroles si mystérieuses
si mystérieuses
que l'on ne peut que le chanter

 

Traduction Jean-Gaspard Páleníček

 

 

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