Images de ma vie
Karel Hynek Mácha
I
Un soir sur le Bezděz
Plus
d’un s’étonnera peut-être du fait que
je débute ces images de ma vie avec le soir, comme si dès
un âge aussi jeune le ciel s’obscurcissait au-dessus
de moi ? – Moi-même, il me semble étrange que
presque tout chez moi commence avec le soir, de sorte que j’ai
pris l’habitude de considérer le commencement de
tout comme un soir et le soir comme le commencement de tout ;
et c’est ainsi que même ma jeunesse, le premier âge
de ma vie, me semble être un soir ; de même, à
chaque fois qu’il m’est arrivé de lire une
comparaison de la vie humaine avec les différents moments
du jour, je jugeai que l’on ne devrait pas comparer le temps
de l’enfance et de la première jeunesse à
l’aube, tout comme l’on ne devrait pas nommer l’adolescence
le midi de la vie, rapprocher l’âge mûr de l’après-midi
et la vieillesse du soir, mais, au contraire, il m’a toujours
semblé qu’il serait plus adéquat de désigner
l’enfance par le soir, l’âge de l’adolescence
par la nuit et ainsi de suite.
Car l’homme
entre en ce monde comme un enfant ; – dans le crépuscule
rose, la terre flamboie dans l’embrassement du soir comme
un beau tableau calme ; seul le paysage le plus rapproché
est clair, lui seul se laisse voir ; les montagnes lointaines,
devant et derrière nous, tremblent dans le ciel du soir
telles des ombres noires. La terre et ses êtres vivants
paraissent tellement silencieux à l’œil clair,
à l’âme innocente de l’enfant ; il ne
voit que ce qui se trouve immédiatement prêt de lui,
il ne connaît pas le passé, il ne cherche pas à
deviner le futur ; la vie, calme et belle, lui promet tout ; dans
son innocence, il vit comme entouré des senteurs des prés
du soir ; cet âge-là passe vite, plus vite qu’un
soir de printemps.
Le soir se rapproche
alors de plus en plus de la nuit ; les étoiles montent
une à une à l’horizon de la voûte azurée,
comme les rêves et les désirs dans l’esprit
du jeune homme. Soudain, la terre sur laquelle il vit disparaît
à sa vue, comme enveloppée de plus en plus par une
nuit épaisse et sombre. Lui ne désire que s’élever
toujours plus haut vers ses rêves, auprès des étoiles
innombrables de son imagination. C’est avec une admirable
justesse que la langue tchèque appelle cet âge «
jinošství »1
; à cet âge-là, le jeune homme est l’étranger,
l’« autre » de notre terre, il erre en d’autres
domaines ; enlevé vers les hauteurs par ses pensées,
il se tient seul, et ne voit que le miroitement d’images
qu’il crée lui-même.
Mais plus il monte,
plus l’ombre nocturne dans lequel il entre est glacée
; puis il ne veut plus être seul, il désire voir
le jour, il descend de plus en plus et s’en retourne sur
la terre ; – il est un homme à présent et
voici son aube qui se lève ; ses rêves se couchent
comme les étoiles nocturnes dans la lueur du matin et il
aperçoit la terre qui lui est rendue dans une lumière
matinale, nouvelle, il l’aime et vit sur elle. – C’est
alors que survient le midi. Epuisé, l’homme cherche
l’ombre rafraîchissante d’un épais fourré
afin de se reposer après ses travaux. Tout se tait, partout
le silence, tout est oppressé par la canicule du midi.
L’homme s’allonge à l’ombre ; la terre
calme vibre autour de lui dans les vapeurs du midi comme une image
des années de son enfance ; les autres êtres se tiennent
au loin, comme de petites flammes à moitié ensevelies,
à moitié éteintes, jusqu’à ce
que ses visions meurent en un sommeil sans rêves.
C’est ainsi
que je considère les différents âges de la
vie de l’homme ; c’est ainsi que, toujours, le soir
clair me rappellera mon enfance, jusqu’à ce qu’une
chevelure grise couvre ma tête, jusqu’à ce
que le soleil brûlant de midi me fasse baisser la tête
; et c’est ainsi qu’à présent aussi,
pour cette première image de ma jeunesse, l’obscurité
du soir vient à m’entourer. – Mais ce ne fut
pas un froid soir d’hiver, celui qui ouvrit les images de
ma vie ; ce fut un soir clair et agréable, comme il en
advient après un après-midi d’orage, et il
me surprit dans les ruines du château de Bezděz.
Des petits nuages
gris voguaient au-dessus de moi tels des troupeaux de frêles
moutons ; cependant, derrière les montagnes, d’épais
nuages noirs descendaient, plus sombres que les que les ombres
profondes des montagnes dans lesquels se noyait le soleil couchant.
Une lune nouvelle se levait vers l’est et le grand étang
de Hirschberg scintillait, baigné à moitié
par la lueur du soleil, à moitié par la lumière
alanguie de la lune. Une épaisse fumée se gonflait
au-dessus du Hirschberg, puis, tout à coup, s’étant
ouverte, on aurait dit le sombre cadre d’un tableau d’une
beauté éblouissante ; car, derrière cette
brèche se tenait le château en ruines de Jestrábí,
tel un navire marin, dans les riches couleurs d’un arc-en-ciel
arrondi, comme derrière un voile coloré. Les soleils
de mondes éloignés se levaient à présent
derrière les montagnes, – le nôtre s’était
déjà couché, et la silencieuse terreur de
la nuit glorieuse s’allongea sur ma poitrine dans les ruines
majestueuses.
Aux alentour,
le silence se fit plus profond, plus glorieux, les bois murmuraient
sombrement ; dans le lointain, on entendait des hululements et
des cris de chiens ; juste au-dessous de la montagne tintaient
les cloches de vaches s’en retournant.
Un vent froid
tournoyait sur la montagne et, de-ci, de-là, il emportait
des feuilles jaunâtres. Mainte feuille s'envolait vers le
bas, le long de la montagne, se sentant seule, triste, abandonnée,
dans ces ruines ; elle s'envolait loin de ces froides hauteurs
pour mourir en bas parmi les fleurs des champs, plus près
du cœur des hommes ; de même que les rois, dans leur
vieillesse grise, descendent de leurs trônes brillants d'or
pour mourir, à peine rendus à la vie, dans les bras
de l'amour parmi leur peuple.
Et moi aussi,
je me sentais seul et triste. Une dernière fois, je traversai
les ruines glorieuses, une dernière fois, je regardai dans
la chapelle démolie, et puis je m'en allai vers le portail
le plus intérieur, sur les grandes dalles lisses d'un chemin
long de plus de cent pas. Au-dessus de moi, la grande tour ronde
se baignait dans le rayon pur de la lune nouvelle ; ça
et là, les fenêtres du monastère en ruines
apparaissaient en-dessous ; et à tout moment j'avais l'impression
que les têtes grises des moines morts sortaient de leurs
sépulcres en ruines pour scruter la nuit silencieuse. Plus
bas se trouvait l'ancienne prison du roi Venceslas, séparée
du monastère par son vieil édifice noir, puis une
autre tour, moins haute, près du portail. J’ai atteint
le portail à présent ; un épais fourré
empêchait de sortir par là et, sortant de la pierre,
un maigre arbuste se balançait vers le bas, comme pour
saluer le passant. Sur la gauche, en descendant de la montagne,
se tenaient quatorze petites chapelles blanchies auprès
desquelles les pèlerins font leurs dévotions lors
du chemin de croix. Tandis que je franchissais le portail, en
bas, en-dessous de moi, de petites lumières miroitaient
dans le village devenu silencieux. « Ah ! Qu'est-ce donc
là ? » – à quelques pas devant moi,
dans l'ombre d'un hêtre centenaire, abaissée dans
la poussière, devant l'image sainte, la silhouette blanche
d'une femme était allongée, appuyée de la
tête contre la petite chapelle ; à ses côtés
se trouvait une hotte. Je me rapproche. Dans la hotte, sur du
linge et diverses affaires gisait un petit cercueil d'enfant.
Décoré de fleurs et d'images saintes, un petit enfant
y était couché, comme somnolant, une luciole brillait
sur son front blanc comme neige. D'en bas, on entendait la triste
voix de la cloche rappelant aux hommes le moment de la prière
pour les morts après l'Angélus. Je regarde vers
le haut ; la grande tour était figée au-dessus de
nous telle une vision nocturne, le reste des ruines semblait être
son manteau, étendu autour d'elle. Je réveille la
pèlerine en prières. Elle
se lève ; c'est une haute personne.
« Où
allez-vous prier si tard ? » demandai-je.
« Là-haut
est notre gîte, » répond-elle d'une voix creuse,
puis elle prend sa hotte et disparaît d'un pas léger
par l'étroit portail ; je continuai de descendre la montagne
et peu de temps après, j'étais dans le village.
Je me tiens devant
un mur bas ; voilà l'auberge, pensai-je, car c'est bien
ainsi qu'était ceinte l'auberge d'où j'était
parti pour la montagne avant le soir ; je ne pouvais pas en distinguer
plus à cause de l'obscurité ; « ici je vais
pouvoir me reposer d’un sommeil profond après la
marche d'aujourd'hui ! » J'entre par le petit portail ouvert
et voici que je me tiens au milieu du cimetière du village,
« où,
sous les tombelles, les morts dorment en silence ! »
Atterré, je m'en retourne et ce n'est qu'après un
long moment que je trouve mon auberge.
Avant le lever
du soleil, j'étais à nouveau sur la montagne, cherchant
la personne que j'avais rencontrée au cours de la nuit.
Personne, nulle part. Vers l’occident, au-dessus d'un petit
jardin, il y avait une nouvelle tombe et le soleil levant dorait
la petite croix sur le monticule peu élevé. Je m'en
allai plus loin de par la contrée, vers l'Est, face au
levant. Je n'ai plus jamais entendu parler de la pèlerine
nocturne.
Traduction : Jean-Gaspard Páleníček
Note 1. La
racine du mot « jinošství » (l’adolescence)
fait penser au mot « jiný », qui signifie «
différent », « autre ».