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Némésis la Glorieuse,
un roman expressioniste ?

 

 

Cette étude se propose de dégager les éléments fondamentaux de la poétique de Ladislav Klíma (1878 - 1928) dans Némésis la Glorieuse (Slavná Nemesis), et de comprendre en quoi cette poétique relève de l'expressionnisme.

Némésis la Glorieuse se présente comme un roman fantastique, dont le thème principal est la relation de l'amour fou qui poursuit Sider, le héros, jusque dans la mort. Sider est un jeune homme oisif et riche - nous savons qu'il a 28 ans au début du récit -, que le hasard conduit à s'arrêter dans la petite ville de Cortona, en Suisse. Il y fait la rencontre de deux jeunes femmes au comportement étrange et incroyablement belles, et tombe amoureux de l'une d'elle.
Tout au long du roman, Sider va chercher à identifier sa vision, à l'approcher, et surtout, il va chercher à savoir si l'objet de son amour est bien réel.

1 Fantasme et réalité

Le rêve et la réalité sont étroitement mêlés dans le récit, aussi bien dans la perception du monde de Sider, retranscrite par le narrateur, que dans la structure du récit lui-même. Le lecteur doute tout autant que Sider : Oréa et Errata sont-elles réelles ? Il faut attendre le dénouement, ou l'auteur livre la clef - une clef ? - de la vérité, pour comprendre les différents égarements de Sider et se figurer ce qui a pu être ses illusions.
Le principe narratif utilisé par Klíma est celui que l'on pourrait appeler des " couches successives " : alors qu'un élément proposé par un passage de la narration vient corroborer une vision des choses, le suivant inverse tout, proposant une autre explication. Différentes " couches " narratives se superposent ainsi, sans qu'il soit possible d'en identifier une comme proprement fantasmatique ; l'identité d'Oréa notamment, fluctue tout au long de l'œuvre sans que l'on puisse savoir si elle est un produit imaginatif ou non.
Un exemple typique nous est donné dans le passage ou Sider se rend pour la première fois dans la maison de la rue des Rochers. Il approche la maison dans la soirée, mais n'ose s'y aventurer. Rentré chez lui, il la revoit en rêve et y entre. Le lendemain, il y entre pour de bon. Mais a quel moment y est-il vraiment allé ? Sa vision onirique était-elle plus vraie que celle qu'il tient pour réelle ?

" - Oui, elle a dit que tout est un rêve, que l'éternité est un rêve. Et que le seul péché, c'est le fait qu'en rêve on soit fou " ; rapporte Errata.

D'un point de vue strictement narratif, cette technique de " couches successives ", qui déroutent le lecteur et entretiennent le doute sur la nature de la réalité, rappelle - dans un tout autre genre - la narration d'un Dostoïevski dans Les frères Karamazov : un discours succède à l'autre, lui opposant une nouvelle vision du monde, qui la nie. Il faut noter cependant que les remises en cause successives ne portent pas ici sur une interprétation de la réalité, mais bien sur sa nature : Oréa existe-t-elle ? Sider a-t-il tué la vieille Barbe ? La question qui se pose à Sider pouvant encore être : existé-je ?
La conception des choses, la " cosmogonie " proposée ici est d'un relativisme très digne du début du siècle, et dont les analyses oniriques rappellent la Vienne du docteur Freud. Le caractère éminemment freudien de ce doute entretenu sur la nature des choses est confirmé par les nombreux éléments symboliques qui jalonnent le roman. La couleur des deux femmes, Oréa en bleu et Errata en rouge, rappellent respectivement le désir dans sa réalité violente et sensuelle, et le désir glacé, idéal, impossible - celui des cimes des neiges éternelles. Les noms eux-mêmes sont porteurs de sens : Errata signifie l'erreur, en latin, elle est aussi le double amoindri, raté, la " pâle copie " ; Sider rappelle Siddhârta, celui qui cherche et trouve la voie de la sagesse, et contient quelque chose de ferreux, venu d'ailleurs, par la proximité avec l'adjectif " siderický " et les noms " siderit ", " sideroza ".
Le contenu psychanalytique des visions de Sider est d'ailleurs tout à fait assumé par l'auteur : les différents degrés de symbolique sexuelle, comme l'ascension du Mont de la Tête de Cerf, à la poursuite d'une femme nue et parfaite, ou le baiser donné au cadavre d'Oréa, sont utilisés en toute connaissance de cause par Klíma. Le fameux couple Eros/Thanatos joue ici un grand rôle, laissant la félicité finale au héros au moment même de son trépas. Errata ne dit-elle pas :

Enfin Elle me donna un baiser… Dès lors mon sort était scellé ! De mes lèvres, je retirai un bonbon d'entre les Siennes. Oh ! Mais c'était comme si j'avais embrassé la mort… Et mon amour fit place à la terreur.

; ou encore Sider lui-même, à propos de la dualité du désir :

- Quiconque aime est par là-même sadique ; et masochiste en même temps ; ces trois mots sont des synonymes.

Cependant, la proposition finale est bien autre que celle qu'aurait pu revendiquer Freud : il s'agit ni plus ni moins de métempsychose. Sider, au moment de mourir, a la révélation qu'il attendait : sa vie n'a été qu'un long purgatoire pour une de ses vies antérieures, durant laquelle il a injustement persécutée jusque dans la mort Oréa et sa sœur Errata. Oréa est donc également Némésis, déesse grecque de la vengeance, dont la fête, - selon Klíma lui-même -, était célébrée le 18 juin. Cette conception du destin, contrairement a ce qu'affirme Erika Abrams dans la préface à sa traduction française , n'est pas vraiment Nietzschéenne : débordée par le destin et ses vie antérieures, par les fantômes et les dieux, la volonté de l'homme fait bien pâle figure. Sider est bien le contraire du surhomme capable de nier toute valeur ; il subit ses visions et son destin.


2 Un héritage littéraire complexe

Il y a donc quelque chose de post-symboliste dans Némésis la Glorieuse. Chaque élément - personnage, situation, objet, etc - déborde de sens et renvoie à autre chose qu'à lui-même. Les choses sont doubles, les corps sont doubles, l'amour lui-même est double : Sider ne sait plus de quel côté du miroir il se trouve. La narration se constitue en grande partie sur le mode onirique, les commentaires ou les pistes philosophiques abondent. L'apothéose finale, notamment, rappelle un tableau de la période symboliste de Kupka : la divinité transcendante et amoureuse donnée à voir dans une brillante hyperbole. Pourtant, on ne peut pas soutenir que le roman soit purement symboliste : il serre de près la pensée et les sentiments de Sider, la langue reste simple - parfois presque vulgaire - et le narrateur lui-même est bien en dehors de tout ça.
Certains éléments relèvent d'un certain post-romantisme, comme la conception de l'amour qui se cristallise sur un objet obsessionnel, plus imaginaire que réel, et qui fait penser à la poursuite des fantômes du narrateur d'Aurélia de Nerval, ou encore les souffrances de l'ego en quête de lui-même. Le syncrétisme des conceptions intellectuelles rappelle également l'univers Nervalien : la métempsychose, les divinités grecques, les vampires... L'errance mentale, temporelle et géographique, le rêve et la proximité de la folie sont encore des points communs avec le déroulement d'Aurélia. L'univers dans lequel évolue Sider rappelle également celui des romans de Meyrink ; avec des esthétiques assez proches.
Les revendications anti-positivistes de Klíma sont claires, et sa façon de se positionner par rapport à se prédécesseurs aussi. L'unique œuvre à laquelle il est fait référence dans Némésis est Le Château des Carpates, de Jules Verne, et c'est le docteur qui y fait allusion, or le docteur représente tout le credo positiviste que Klíma refuse : il voudrait pouvoir tout expliquer par certains types de maladies, certaines catégories de délires. Dans Le Château des Carpates, l'esprit de Verne est égal à lui-même : chaque phénomène est explicable. Les fantômes que l'on croit voir tout au long de l'œuvre s'avèrent en définitive les produits d'une machine à hologrammes - machine certes futuriste à l'époque de Verne. Mais les fantômes de Klíma sont réels en même temps qu'imaginaire, puisqu'il n'y a pas pour lui de barrière entre les deux.
Alliée au romantisme, une autre source de la poétique de Klíma réside dans le roman fantastique, avatar du roman gothique. Il ne s'agit pas directement d'Ann Radcliffe, mais bien plutôt de Maturin ou Poe. Le récit de Némésis regorge d'éléments qui contribuent à créer une ambiance, celle du rêve ou plutôt du cauchemar. On pourrait retrouver certains de ces éléments, comme la maison en ruine de la rue des Rochers, sorte de Maison Usher qui au lieu de s'effondrer est écrasée par la roche - par le destin ? Ou même penser à cette strophe de Baudelaire - lui-même souvent inspiré de Poe :

Avec ses noirs enchantements,
Son cortège infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaînes et d'ossements !

Cette image de la femme vampire, sorcière ou démon, se retrouve dans Némésis.
Pour ajouter à ce curieux mélange de genre, notons que certains détails relèvent quasiment du roman à sensation, du roman de gare, comme les multiples péripéties et les retournements de situation que traverse Sider, le soupçon de meurtre qui pèse sur lui, l'amour et la haine tout ensemble que lui voue Errata ; ou encore le fait qu'Oréa s'avère finalement un fantôme.


3 un roman expressionniste

Malgré les éléments qui relèvent du romantisme ou du symbolisme, la composition de Némésis s'inscrit dans un mode expressionniste : le roman est centré sur la vie intérieure de Sider, sur chaque étape successive de ses convictions ou de ses sentiments. Dès les premières pages, le narrateur nous entraîne dans le flot bouillonnant de ses sentiments et ses sensations ; cette vie interne prime sur le monde qu'il perçoit, et se projette dans lui en images fortes, colorées, chargées de sens :

Lorsque Sider traversa pour la première fois le bourg de Cortona, le majestueux paysage alpestre qui l'entourait de tous les côtés fit sur lui une impression si forte, si insolite qu'il descendit du train au premier arrêt et retourna sur ses pas.

La première phrase elle-même nous met devant cette évidence de l'impression, et surtout de l'étrangeté, de l'étonnement. Cette recherche du trouble - trouble du personnage, trouble du lecteur - peut-être considérée comme une des traits proprement expressionnistes du roman.
En second lieu, le procédé descriptif contribue à cet expressionnisme. Némésis la glorieuse est un roman court, en proie à une sorte de dépouillement. Tout superflu descriptif ou narratif semble devoir être écarté ; les villes centrales du roman, la ville de " N " d'où vient Sider ainsi que Cortona, sont en quelque sorte stylisées, pour que ce qui en reste dans l'imagination du lecteur soit réduit à quelques traits, les plus fort : une ruelle délabrée avec une maison noire en ruine, à laquelle s'ajoutent quelques hôtels et quelques rues. Les pays que Sider traverse dans son exil sont à peine évoqués. A aucun moment Klíma ne se laisse aller à un luxe descriptif ; aucun paragraphe ne vient charger le réel : la description ne s'étend que lorsqu'il s'agit de la vie intérieure de Sider.
Par exemple, la première description de maison de la rue des Rochers se présente comme suit :

La petite maison s'adossait directement à un haut rocher crevassé. Elle n'avait qu'un seul étage et se trouvait dans un état de délabrement effroyable. Lorsque Sider la contempla maintenant (sic) aux lueurs du crépuscule, l'étonnement le figea sur place. Elle était tout à fait semblable, identique à la petite maison mystérieuse de Cortona située à l'entrée d'un ravin, sous un rocher qui, telle (sic) l'épée de Damoclès, semblait prêt à s'abattre d'un moment à l'autre ; on aurait dit son sosie…

Ce paragraphe est caractérisé par une grande simplicité ; la description a subi une sorte de " réduction " qui force certains traits seulement : sa taille, son état, le rocher qui la surplombe, sa ressemblance avec l'autre maison. Ajoutées aux rayons du crépuscule, l'effet produit dans l'imagination est beaucoup plus fort que si l'auteur avait décrit la maison de manière détaillée ; cet effet est en quelque sorte " dirigé ".
De la même manière, Sider nous est présenté ainsi :

C'était au mois de Mai et Sider avait vingt-huit ans. Ses traits étaient fins, mystérieux, beaux et virils, mais leur force semblait voiler quelque chose de brisé et de convulsif, quelque fatalité profonde qui aurait révélé à une âme clairvoyante la prédestination à un sort atroce. Il était riche et sans attaches, entièrement indépendant.

Ici encore, les traits qui caractérisent le personnage sont ceux qui importent le plus au narrateur ; la description est éminemment subjective. La force des traits de Sider n'est mentionnée que pour être aussitôt voilée par quelque chose qui la dépasse, une impression inexplicable qui suggère son destin. De plus, le " détachement " de Sider, son absence de liens sociaux et sa richesse est un artifice pratique pour le rendre entièrement disponible aux mouvements de son intériorité, à ses visions ; il en fait un être à part, exceptionnel, impressionnant, comme tous les autres personnages du roman. L'expressionnisme s'intéresse à l'unique, à l'essentiel, au particulier et aux particularités.


Conclusion

Némésis la Glorieuse est un récit déroutant, qui se plait à mêler rêve et réalité, introduisant par là une conception philosophique des choses. Son propos peut-être autant la nature de l'amour que l'essence de la réalité.
Il puise dans sa poétique à de nombreuses sources ; mais le roman jouit d'une grande cohérence ; et le lien entre les différentes influences romantique, fantastique ou symboliste est réalisé par le caractère expressionniste de l'œuvre.

 

Benoit Meunier

 

Résumé de l'œuvre


  • 1er chapitre : arrivée de Sider à Cortona. Rencontre des deux jeunes femmes. Vaines tentatives de les approcher. Le jour du départ, il les aperçoit sur la Tête de Cerf, les rejoint ; première tentation de se jeter dans le gouffre.
  • 2ème chapitre : Sider, presque ruiné, doit travailler pendant plusieurs années. Il rêve de retrouver sa bien-aimée, la voit dans la rue, dans une photo, dans un miroir. Il retrouve sa trace et se rend rue des Rochers, dans sa ville. Première visite de la maison délabrée, réplique de la maison de Cortona, en rêve : il y voit une jeune femme morte. Le lendemain, il y retourne et une vieille femme lui apparaît, la vieille Barbe, qui lui donne une lettre d'Oréa l'invitant à le rejoindre en Juin à Cortona.
  • 3ème chapitre : Sider se rend à Cortona. Il rencontre le docteur et apprend qu'Errata est dans un asile d'aliénés. A la maison du ravin, il rencontre la fille de la vieille Barbe et celle-ci, qui meurt devant lui. Soupçonné du meurtre de la vieille Barbe, il doit fuir et rend visite à Errata. Errata, qui l'aime, lui apprend qu'Oréa est le fantôme de la tête de Cerf, qui les a ensorcelés tous deux. Sider s'en va en promettant de revenir libérer Errata. Mais il doit partir car il est recherché pour le meurtre de la vieille et persuadé qu'Oréa est un songe ; avant de fuir, il passe rue des Rochers où il découvre que c'est un cordonnier et sa famille qui y habitent. La femme du cordonnier a vu elle aussi des spectres dans la maison, notamment une réunion de trois vampires habillés premier Empire.
  • 4ème chapitre : Sider voyage durant de longues années, sans parvenir à oublier Oréa. Rentré dans sa ville, il reçoit la visite d'Errata, qui veut se venger de lui ; elle lui avoue qu'Oréa est bien réelle et qu'elle a eu une relation amoureuse avec elle, qu'Oréa jouait le fantôme pour les touristes avant qu'elles deux ne tombent amoureuses de Sider. Errata se suicide devant Sider, qui enterre son corps dans une valise près de sa ville. Les journaux lui apprennent que la personne qui jouait au fantôme à Cortona à été arrêtée, puis que la petite maison de Cortona a été écrasée par un rocher et la fille de la vieille Barbe tuée. Sider se rend rue des Rochers et constate que la maison y a aussi été écrasée ; la nuit, Oréa lui apparaît dans les ruines et l'enjoint à revenir à Cortona.
  • 5ème chapitre : Sider arrive à Cortona le 17 Juin. Le médecin lui apprend qu'il n'est pas recherché, que la vieille Barbe a été tuée par sa fille, et qu'Errata a retrouvée noyée derrière la clinique. Sider se sent de plus en plus fort. Le lendemain 18 Juin, il voit les deux points de couleur à l'ascension du Mont, croise Errata, suit Oréa, arrive au bord de la faille et saute. Ecrasé dans l'abîme, Sider reprend connaissance, et comprend tout : il est la réincarnation d'un amant maudit, qui avait poussé à la mort Oréa et Errata, un siècle plus tôt. Il les rejoint dans la mort, formant une trinité parfaite.

 

 

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