|
Les Montagnes rouges
Petra Hůlová
Traduction : Arnault Maréchal, Hana Říhová-Allendes
Editions de l’olivier, Paris, 2005
Titre original : Paměti moji babičce (éd.
Torst, Prague, 2002)
Les Montagnes rouges est un roman basé sur le témoignage
fictif et direct de cinq femmes mongoles, issues de la même famille.
Le premier monologue, et de loin le plus long, est celui de Dzaïa,
née dans la steppe, et raconte son enfance heureuse au sein d’une
famille de nomades, ses rapports avec cette dernière et son enracinement
dans la culture locale, son origine métisée sino-mongole, puis son
départ pour la ville, Oulan Bator, où elle effectue divers petits
travaux avant de finir prostituée, enfin la naissance de sa fille
et son retour à la campagne. Les quatre monologues suivants, plus
courts, sont respectivement ceux de sa fille, de sa mère et de ses
deux soeurs, après quoi Dzaïa reprend une parole conclusive. Les
évènements qui jalonnent la vie de ces femmes sont souvent durs
et tristes, parfois heureux ; ils constituent une fresque ambitieuse
de la vie en Mongolie à travers le destin de plusieurs femmes.
Les cinq voix distinctes qui s’enchaînent dans
le roman forment une semi-polyphonie ; finalement si proches,
elles ne se répondent que dans la succession, en s’éclairant les
unes les autres, bien qu’aucun art du contrepoint ne soit ici pratiqué.
La structure narrative, solide, est donc relativement classique,
alternant des dépositions à la première personne, et ne va pas sans
rappeler le principe d’inter-subjectivités croisées que l’on trouve
par exemple dans Tandis que j’agonise, de Faulkner ;
elle pêche cependant par la similitude de ton des différentes voix,
qui dénonce également une construction un peu trop superficielle
des personnages.
Du point de vue purement stylistique, ces voix
ne se distinguent pratiquement que par les métaphores qu’elles utilisent :
si les comparaisons de Dzaïa sont encore ancrées dans la réalité
de la steppe des nomades, celles de sa fille, qui a grandi en ville,
trouvent leurs termes dans celle des rues de la capitale mongole.
Pourtant, à travers chacune de ces voix féminines, dépositaires
d’autant de douleur que de beauté, les grands évènement qui fondent
l’histoire de cette famille sur quatre générations sont relus par
le lecteur comme par le prisme d’un sujet différent, que l’auteur
sait nous rendre à chaque fois attachant.
Nul doute que Hůlová ait une grande connaissance
de la culture mongole traditionnelle (elle a elle-même étudié le
mongol, puis a séjourné un an à Oulan Bator), sensible avant tout
dans le contraste qu’elle suggère entre la vie en ville et la vie
à la campagne. Les rites traditionnels, que la grand-mère Dolgorma
oblige toute la famille à pratiquer, se sont fanés dans les consciences
deux générations plus tard ; la religion elle-même est méprisée
par les citadins ; les tâches quotidiennes et les travaux des
éleveurs, la liberté et la beauté de la vie des nomades sont opposés
aux rues sales d’Oulan Bator et à la vie monotone dans les appartements
en préfabriqué. Ces traces de formes culturelles, le récit en foisonne,
ne serait-ce que par la surabondance de termes mongols non-traduits,
et qui, loin de gêner la lecture, contribuent à plonger le lecteur
dans un univers riche et surprenant.
Ici achoppe pourtant un des écueils majeurs que
le roman a du mal à éviter : celui de l’ethnocentrisme. Non
que le monde peint par l’auteur manque de cohérence ou qu’il semble
trahir la réalité culturelle mongole ; mais la dimension fortement
psychologique du récit place le lecteur dans une situation délicate :
il doit faire confiance à l’auteur, qui prétend rendre un témoignage
brut, une expérience fortement ancrée culturellement, sans les avoir
brouillés par ses structures de pensée occidentales, celles d’une
jeune femme tchèque. Gageons qu’une fois ce pari de la confiance
fait, peu de lecteurs sortiront déçus la grande aventure dans laquelle
s’est lancée Hůlová, qui nous livre ici son premier roman.
Benoit Meunier
|