Ce soir-là, Máa devait venir chez nous et
je voulais la présenter à mes parents. Elle devait
m'aider à faire mes valises parce que j'allais emménager
chez elle. Je m'en retournai par la route départementale,
je dépassai la statue du Christ ceint du maillot de bain
coloré et je pensai au mariage et à mon départ
de la maison. Oui, couper le cordon ombilical. Au croisement,
je rencontrai une patrouille armée, car des allemands dispersés
erraient de par la région. Mais c'était déjà
la paix et il ne s'agissait que d'individus effrayés tout
disposés à lever les mains en l'air. Je roulais
et je pensais à Máa. C'est alors que je remarquai
que la route était parsemée de lettres, de cartes
postales, de chiffons, de bâtons, de bandages, de casques,
comme si une tornade s'était déchaînée.
Dans le blé vert étaient allongés deux soldats
allemands. Ils étaient morts et avaient l'air surpris.
Bien qu'on fût au déclin du jour, un silence de midi,
un dangereux silence régnait sur le paysage. Je sautai
du vélo sans même être surpris d'entendre des
gémissements dans le fossé. Je m'approchai du rebord.
Au fond était couché un soldat allemand, il était
couché et mais ses jambes continuaient de marcher comme
si elles portaient un message. Je descendis et l'air se referma
au-dessus de moi. La route cheminait à la hauteur de mes
yeux et était éclaboussée de chiffons, de
bandages et de lettres. Le petit soldat chauve ne cessait de marcher
et ressemblait à un jouet. Je fis le tour du blessé
et me penchai sur ses yeux sur lesquels la mort bavait visiblement.
Il avait été touché à l'abdomen, parce
qu'il étreignait son ventre. J'ouvris sa braguette, retroussai
sa chemise et vis trois ouvertures laissées par les coups
de feu. Les excréments se mêlaient au sang et le
petit soldat marchait sur place, pour occuper son temps. Et il
accompagnait sa marche de petit cris : - Mutti, Mutti, Mutti.
- Je ne savais pas s'il appelait ainsi sa mère ou la mère
de ses enfants et c'est pourquoi, au moins, je caressai sa main.
Je compris au-dessus de ces yeux écarquillés qu'il
n'est pas d'autre justice. Il en était au même point
que moi sur mon train, que le Christ sur sa croix. Et puis non,
pas vraiment comme le Christ puisque celui-ci désirait
la mort, sa mort était la couronne de son enseignement.
Or, ce petit soldat-là désirait vivre, il portait
sa vie à sa famille quelque part à l'occident et
avait été touché, une semaine après
la paix, par des balles perdues. Tout ça parce qu'il marchait
dans une colonne de prisonniers et que quelques camarades avaient
tenté de s'enfuir. Et c'est pourquoi il continuait de marcher
au pas, c'est pourquoi il essayait d'échapper à
l'injustice, d'échapper à la mort qu'il devait recevoir
comme une offense, une vision effrayante. J'étais accroupi
près de lui sans pouvoir repartir. Je ne pouvais pas le
laisser là comme un morceau de boîte de conserve.
Je me dressai et sifflai un garde qui passait par là, en
lui faisant de la main signe de venir. Puis je déclarai
: -Tuez ce pauvre diable. Il est blessé à mort.
- Et je désignai les chaussures qui marchaient. - Merci
bien, je suis incapable de rien tuer, pas même un poulet.
Tuez-le vous-même, - répondit-il, et il passa le
fusil par-dessus sa tête. - Tenez, - et il me le tendit
dans le fossé. Je m'en saisis. Parce que j'aimais la vie,
je ne supportais pas cette perversité lente et sadique.
Je serrai l'arme et mes doigts ne tremblaient pas. Je visais la
où devait se trouver le cur. Je pressai sur la gâchette.
Le petit soldat, inébranlablement, continuait de marcher
de regarder devant, les yeux écarquillés, et de
scander sa marche de cris : - Mutti, Mutti. - Je visai à
nouveau, mais entre les yeux. J'appuyai et le yeux se clorent
à moitié, comme s'il était battu à
coups de martinet. Les jambes, ces jambes terrifiantes, s'arrêtaient
lentement. Le moulin de sa vie finit de moudre et le monde qu'il
portait dans sa tête se déversait du petit trou entre
ses yeux. Il était couché sur le flanc et je dis
: - Attrapez. Attention, - et je lançai son fusil au garde.
Je me penchai et eus la sensation d'être le centurion qui
transperça le cur souffrant du Christ. J'essayai
de redresser ses doigts qui étaient en train de refroidir
et de les joindre. Je sentis que le mort serrait une chaînette.
J'ouvris la paume et une chaînette d'argent en tomba, avec
un médaillon et l'inscription Bringe Glück. Je me
dis : - S'il ne t'a pas porté chance à toi, peut-être
m'en portera-t-il à moi, - et j'attachai le médaillon
à mon cou et me fis frère du mort. Je pensais à
la fraternité que j'avais scellée avec le Sacré-cur
du Christ dans la chambre de Máa. C'était
la même, mais en bleu. Puis, je fus enveloppé du
souffle des choses futures. Il me semblait voir devant moi quelqu'un
canner l'assise d'une chaise Thonet. Il y a bien longtemps, il
avait été décidé de moi que je devienne
une tache sur un tapis. C'est mon tour aujourd'hui et je ne peux
quitter cette route parsemée de cartes postales et de malheur.
Le visage de Máa était tellement loin. Je
me tenais au dessus du mort. Ma tête faisait la rond inférieur
d'un point d'interrogation. Je repris mon vélo et ma gamelle,
jetai un coup d'il derrière moi et vis le garde qui
avais repris sa ronde sur la route. Le solei se penchait. Je sautai
sur le vélo et mon ombre fit de même alors que l'ombre
du soldat était couchée dessous. Du lointain arrivait
une nouvelle colonne de prisonniers et je m'en approchai. Mon
ombre qui roulait devant moi avait beau me conseiller de faire
demi-tour, je continuais d'avancer Je passai devant les premières
rangées et je vis des figures amaigries et j'eus l'impression
qu'elles chantaient. C'était terrifiant. Je savais pertinemment
que ces gars rassemblés de tous les coins de l'Allemagne
allaient jouer un rôle dans ma vie. J'avançais. D'un
côté fleurissaient des pruniers et de l'autre côté
de la rue tout un kilomètre de prisonniers chancelait.
Je m'efforçais de passer mais je savais bien que c'était
inutile. Quelque chose se refermait derrière moi, une sorte
de pince, des portes avec des milliers de battants. Des brèches
me laissaient apercevoir les armes automatiques pointées
par les gardes. J'appuyai sur les pédales mais cela était
tout aussi inutile que la marche du petit homme de tout à
l'heure. Dans la colonne, quelques soldats s'arrêtèrent
et formèrent un petit groupe. Deux ou trois s'enfuirent
dans le soir qui s'épaississait. Des cris, le craquement
de pistolets, et je sentis une douleur au cou. Je fis un vol plané
par-dessus le guidon et dégringolai dans le fossé.
De l'artère, le sang giclait. Je pressai ma main sur la
plaie. Désemparés, les Prisonniers couraient au-dessus
de moi et les gardes criaient : vorwärts, vorwärts.
Ils couraient et abandonnaient tout ce qui les encombrait. Quand
la dernière botte eut soulevé la poussière,
je restai seul. Personne ne pouvait m'aider en m'achevant. Le
sang ne ruisselait plus tant que ça. Je savais que c'était
la fin et que j'allais devoir rester dans cette douleur que je
n'avais pas voulue et dont je n'étais pas coupable. Je
gisais dans le fossé avec mon écharpe de sang et,
à chaque souffle du vent, des pétales des pruniers
me tombaient dessus. J'enfonçais mes doigts dans la terre
et arrachais des touffes d'herbe jeune. Je ne pouvais même
pas penser à Máa, ni au mariage. Je n'étais
plus qu'une gorge affreusement sèche à travers laquelle
quelqu'un était en train de faire passer un gros fil barbelé.
Je me mis à marcher sur place de douleur comme le soldat
chauve à quelques centaines de mètres de moi. Je
marchais pour remplir le vide qui me séparait du gouffre.
Pas une belle pensée, pas une figure. Je ne faisais plus
que déglutir avec peine et la vie s'en allait dans le flot
sous ma paume. Ce n'est que dans un éclair, ou, pour être
plus précis, par l'entrebâillement d'une porte claquée
que j'aperçus encore mon suicide, et il était si
bon et si doux. Toutes les autres morts étaient brutales
et injustes. Le Christ lui-même m'apparut comme un agent
de la circulation, comme un employé des postes triant le
courrier. En eût-il par milliers, de ces bras et de ces
jardins autour de son Sacré-coeur, il ne pourrait en rien
me venir en aide. Il ne ferait que pointer son doigt vers le haut.
C'est la volonté du chef, pas la mienne. Mais je me dis
: - je crois en toi, Christ Jésus, parce que tu es un mendiant
tout autant que moi, parce que je suis un mendiant tout autant
que toi. D'une voix sourde je m'adresse à toi et c'est
avec la même surdité que tu vas vers un Père
sourd. Tout comme si, d'un mouvement en angle droit, l'agent faisait
signe à une voiture d'aller d'une rue à l'autre.
Je crois un toi, mon pauvret, car ton sang a giclé tout
comme le mien sans que personne ne puisse te débarrasser
de cette pensée que tu souffrais en innocent. Qu'il soit
fait non pas selon Ta volonté, mais
Moi non plus,
je n'ai rien fait à personne. Je ne voulais que me réjouir
en ce monde avec ma fiancée avec laquelle je me suis fait
une enfant. Je voulais qu'il ne soit pas une vallée de
larmes, mais le paradis dont Tu nous as chassé brutalement.
Et c'est de cela, cher Christ, que Ton père m'a donné
le salaire et que les vapeurs de mon sacrifice retombent à
terre sans même que je sache pour prix de quoi, sans même
que je sache pourquoi. - Puis, les spirales et les cercles me
visitèrent. Je tirai le médaillon de dessous ma
chemise, l'arrachai et le jetai dans le champ de trèfles.
Seule la terre, verte et fraîche, ne m'avais jamais rien
promis, toujours prête à m'apporter la joie du chant
des oiseaux et le grâce des formes et des couleurs. Je rampai
avec peine vers le bord de la route et je regardai, étant
tout proche de la mort, le paysage du soir. Un train sortait de
ma gare, le tender était illuminé car le conducteur
était en train de charger la chaudière. C'était
le train qui conduisait Máa à la maison. Ses
yeux étaient clairs et indulgents et son col était
net comme le croissant de la lune qui venait d'apparaître.
Je roulai à nouveau au fond du fossé. A chaque souffle
du vent, une floraison de pétales me tombait sur la figure.
Je frappai des pieds comme un petit enfant et le monde disparut.
Dernier chapitre de Caïn, récit
existentiel (Kain, Existenciální Povídka),
traduction collective des étudiants de tchèque de
Paris-IV, Juliette Lesage, Benoît Meunier, Jean-Gaspard
Páleníček, Aurélie Rouget-Garma, Hana
Tuláèová, avec Xavier Galmiche, 2002, in
Bohumil Hrabal, palabres et existence, Paris, PUPS - reproduit
avec l'aimable autorisation des PUPS.