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CAïN

Chapitre X


Ce soir-là, Máša devait venir chez nous et je voulais la présenter à mes parents. Elle devait m'aider à faire mes valises parce que j'allais emménager chez elle. Je m'en retournai par la route départementale, je dépassai la statue du Christ ceint du maillot de bain coloré et je pensai au mariage et à mon départ de la maison. Oui, couper le cordon ombilical. Au croisement, je rencontrai une patrouille armée, car des allemands dispersés erraient de par la région. Mais c'était déjà la paix et il ne s'agissait que d'individus effrayés tout disposés à lever les mains en l'air. Je roulais et je pensais à Máša. C'est alors que je remarquai que la route était parsemée de lettres, de cartes postales, de chiffons, de bâtons, de bandages, de casques, comme si une tornade s'était déchaînée. Dans le blé vert étaient allongés deux soldats allemands. Ils étaient morts et avaient l'air surpris. Bien qu'on fût au déclin du jour, un silence de midi, un dangereux silence régnait sur le paysage. Je sautai du vélo sans même être surpris d'entendre des gémissements dans le fossé. Je m'approchai du rebord. Au fond était couché un soldat allemand, il était couché et mais ses jambes continuaient de marcher comme si elles portaient un message. Je descendis et l'air se referma au-dessus de moi. La route cheminait à la hauteur de mes yeux et était éclaboussée de chiffons, de bandages et de lettres. Le petit soldat chauve ne cessait de marcher et ressemblait à un jouet. Je fis le tour du blessé et me penchai sur ses yeux sur lesquels la mort bavait visiblement. Il avait été touché à l'abdomen, parce qu'il étreignait son ventre. J'ouvris sa braguette, retroussai sa chemise et vis trois ouvertures laissées par les coups de feu. Les excréments se mêlaient au sang et le petit soldat marchait sur place, pour occuper son temps. Et il accompagnait sa marche de petit cris : - Mutti, Mutti, Mutti. - Je ne savais pas s'il appelait ainsi sa mère ou la mère de ses enfants et c'est pourquoi, au moins, je caressai sa main. Je compris au-dessus de ces yeux écarquillés qu'il n'est pas d'autre justice. Il en était au même point que moi sur mon train, que le Christ sur sa croix. Et puis non, pas vraiment comme le Christ puisque celui-ci désirait la mort, sa mort était la couronne de son enseignement. Or, ce petit soldat-là désirait vivre, il portait sa vie à sa famille quelque part à l'occident et avait été touché, une semaine après la paix, par des balles perdues. Tout ça parce qu'il marchait dans une colonne de prisonniers et que quelques camarades avaient tenté de s'enfuir. Et c'est pourquoi il continuait de marcher au pas, c'est pourquoi il essayait d'échapper à l'injustice, d'échapper à la mort qu'il devait recevoir comme une offense, une vision effrayante. J'étais accroupi près de lui sans pouvoir repartir. Je ne pouvais pas le laisser là comme un morceau de boîte de conserve. Je me dressai et sifflai un garde qui passait par là, en lui faisant de la main signe de venir. Puis je déclarai : -Tuez ce pauvre diable. Il est blessé à mort. - Et je désignai les chaussures qui marchaient. - Merci bien, je suis incapable de rien tuer, pas même un poulet. Tuez-le vous-même, - répondit-il, et il passa le fusil par-dessus sa tête. - Tenez, - et il me le tendit dans le fossé. Je m'en saisis. Parce que j'aimais la vie, je ne supportais pas cette perversité lente et sadique. Je serrai l'arme et mes doigts ne tremblaient pas. Je visais la où devait se trouver le cœur. Je pressai sur la gâchette. Le petit soldat, inébranlablement, continuait de marcher de regarder devant, les yeux écarquillés, et de scander sa marche de cris : - Mutti, Mutti. - Je visai à nouveau, mais entre les yeux. J'appuyai et le yeux se clorent à moitié, comme s'il était battu à coups de martinet. Les jambes, ces jambes terrifiantes, s'arrêtaient lentement. Le moulin de sa vie finit de moudre et le monde qu'il portait dans sa tête se déversait du petit trou entre ses yeux. Il était couché sur le flanc et je dis : - Attrapez. Attention, - et je lançai son fusil au garde. Je me penchai et eus la sensation d'être le centurion qui transperça le cœur souffrant du Christ. J'essayai de redresser ses doigts qui étaient en train de refroidir et de les joindre. Je sentis que le mort serrait une chaînette. J'ouvris la paume et une chaînette d'argent en tomba, avec un médaillon et l'inscription Bringe Glück. Je me dis : - S'il ne t'a pas porté chance à toi, peut-être m'en portera-t-il à moi, - et j'attachai le médaillon à mon cou et me fis frère du mort. Je pensais à la fraternité que j'avais scellée avec le Sacré-cœur du Christ dans la chambre de Máša. C'était la même, mais en bleu. Puis, je fus enveloppé du souffle des choses futures. Il me semblait voir devant moi quelqu'un canner l'assise d'une chaise Thonet. Il y a bien longtemps, il avait été décidé de moi que je devienne une tache sur un tapis. C'est mon tour aujourd'hui et je ne peux quitter cette route parsemée de cartes postales et de malheur. Le visage de Máša était tellement loin. Je me tenais au dessus du mort. Ma tête faisait la rond inférieur d'un point d'interrogation. Je repris mon vélo et ma gamelle, jetai un coup d'œil derrière moi et vis le garde qui avais repris sa ronde sur la route. Le solei se penchait. Je sautai sur le vélo et mon ombre fit de même alors que l'ombre du soldat était couchée dessous. Du lointain arrivait une nouvelle colonne de prisonniers et je m'en approchai. Mon ombre qui roulait devant moi avait beau me conseiller de faire demi-tour, je continuais d'avancer Je passai devant les premières rangées et je vis des figures amaigries et j'eus l'impression qu'elles chantaient. C'était terrifiant. Je savais pertinemment que ces gars rassemblés de tous les coins de l'Allemagne allaient jouer un rôle dans ma vie. J'avançais. D'un côté fleurissaient des pruniers et de l'autre côté de la rue tout un kilomètre de prisonniers chancelait. Je m'efforçais de passer mais je savais bien que c'était inutile. Quelque chose se refermait derrière moi, une sorte de pince, des portes avec des milliers de battants. Des brèches me laissaient apercevoir les armes automatiques pointées par les gardes. J'appuyai sur les pédales mais cela était tout aussi inutile que la marche du petit homme de tout à l'heure. Dans la colonne, quelques soldats s'arrêtèrent et formèrent un petit groupe. Deux ou trois s'enfuirent dans le soir qui s'épaississait. Des cris, le craquement de pistolets, et je sentis une douleur au cou. Je fis un vol plané par-dessus le guidon et dégringolai dans le fossé. De l'artère, le sang giclait. Je pressai ma main sur la plaie. Désemparés, les Prisonniers couraient au-dessus de moi et les gardes criaient : vorwärts, vorwärts. Ils couraient et abandonnaient tout ce qui les encombrait. Quand la dernière botte eut soulevé la poussière, je restai seul. Personne ne pouvait m'aider en m'achevant. Le sang ne ruisselait plus tant que ça. Je savais que c'était la fin et que j'allais devoir rester dans cette douleur que je n'avais pas voulue et dont je n'étais pas coupable. Je gisais dans le fossé avec mon écharpe de sang et, à chaque souffle du vent, des pétales des pruniers me tombaient dessus. J'enfonçais mes doigts dans la terre et arrachais des touffes d'herbe jeune. Je ne pouvais même pas penser à Máša, ni au mariage. Je n'étais plus qu'une gorge affreusement sèche à travers laquelle quelqu'un était en train de faire passer un gros fil barbelé. Je me mis à marcher sur place de douleur comme le soldat chauve à quelques centaines de mètres de moi. Je marchais pour remplir le vide qui me séparait du gouffre. Pas une belle pensée, pas une figure. Je ne faisais plus que déglutir avec peine et la vie s'en allait dans le flot sous ma paume. Ce n'est que dans un éclair, ou, pour être plus précis, par l'entrebâillement d'une porte claquée que j'aperçus encore mon suicide, et il était si bon et si doux. Toutes les autres morts étaient brutales et injustes. Le Christ lui-même m'apparut comme un agent de la circulation, comme un employé des postes triant le courrier. En eût-il par milliers, de ces bras et de ces jardins autour de son Sacré-coeur, il ne pourrait en rien me venir en aide. Il ne ferait que pointer son doigt vers le haut. C'est la volonté du chef, pas la mienne. Mais je me dis : - je crois en toi, Christ Jésus, parce que tu es un mendiant tout autant que moi, parce que je suis un mendiant tout autant que toi. D'une voix sourde je m'adresse à toi et c'est avec la même surdité que tu vas vers un Père sourd. Tout comme si, d'un mouvement en angle droit, l'agent faisait signe à une voiture d'aller d'une rue à l'autre. Je crois un toi, mon pauvret, car ton sang a giclé tout comme le mien sans que personne ne puisse te débarrasser de cette pensée que tu souffrais en innocent. Qu'il soit fait non pas selon Ta volonté, mais… Moi non plus, je n'ai rien fait à personne. Je ne voulais que me réjouir en ce monde avec ma fiancée avec laquelle je me suis fait une enfant. Je voulais qu'il ne soit pas une vallée de larmes, mais le paradis dont Tu nous as chassé brutalement. Et c'est de cela, cher Christ, que Ton père m'a donné le salaire et que les vapeurs de mon sacrifice retombent à terre sans même que je sache pour prix de quoi, sans même que je sache pourquoi. - Puis, les spirales et les cercles me visitèrent. Je tirai le médaillon de dessous ma chemise, l'arrachai et le jetai dans le champ de trèfles. Seule la terre, verte et fraîche, ne m'avais jamais rien promis, toujours prête à m'apporter la joie du chant des oiseaux et le grâce des formes et des couleurs. Je rampai avec peine vers le bord de la route et je regardai, étant tout proche de la mort, le paysage du soir. Un train sortait de ma gare, le tender était illuminé car le conducteur était en train de charger la chaudière. C'était le train qui conduisait Máša à la maison. Ses yeux étaient clairs et indulgents et son col était net comme le croissant de la lune qui venait d'apparaître. Je roulai à nouveau au fond du fossé. A chaque souffle du vent, une floraison de pétales me tombait sur la figure. Je frappai des pieds comme un petit enfant et le monde disparut.

 

Dernier chapitre de Caïn, récit existentiel (Kain, Existenciální Povídka), traduction collective des étudiants de tchèque de Paris-IV, Juliette Lesage, Benoît Meunier, Jean-Gaspard Páleníček, Aurélie Rouget-Garma, Hana Tuláèová, avec Xavier Galmiche, 2002, in Bohumil Hrabal, palabres et existence, Paris, PUPS - reproduit avec l'aimable autorisation des PUPS.

 

 

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