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CAïN

Récit existentiel

Chapitre I

Je m'approchai du guichet et dis à la petite demoiselle: - Un billet. La caissière me répondit par l'ouverture: - Et pour ou, monsieur le contrôleur ? - Là, je réfléchis et dis: J'irai là où vos yeux tomberont en premier, mademoiselle. Et pensant que c'était pour lui faire la conversation, la demoiselle sourit. - Comment ça, tomberont? Vu que je passe mes journées à les regarder! Et elle se mit á rire et on vit sa canine en or. - Alors regardez-moi dans les yeux, Mademoiselle, et, comme un perroquet apprivoisé, sortez mon billet de la main gauche. Je me frottai les mains, pensant que je l'avais bien eue, la demoiselle de la caisse. Mais elle était plus maligne que ça. Elle répondit sans hésiter: - Moi, Monsieur, je peux très bien vendre mes billets dans le noir ! Et là aussi je vous donnerais le billet que je voudrais Elle rit à nouveau en se balançant insolemment sur sa chaise. - Alors septième colonne, septième rangée en partant de la droite, comme chez les juifs. J'avais murmuré, la voix tremblante. J'entendis ensuite le billet passer dans l'horodateur. Une mèche rousse se penche par l'ouverture éclairée: - Bystrice près Benešov Vous me devez six couronnes cinquante. Vous avez l'air bien triste aujourd'hui, Monsieur le contrôleur. Je dis: - C'est à peu prés ça,- et je me détournai de son regard compatissant.
Je me tins donc sur la ligne où l'on peut dire que ce n'est pas encore la nuit mais que ce n'est déjà plus le jour. Sur le quai le commissionnaire préparait les valises à mettre dans le wagon de service. Je me dis: - Donc ce sera Bystrice prés Benešov. Dans une ville où je n'ai jamais été, dans un hôtel où je n'ai jamais dormi. J'eus une impression bizarre. Le commissionnaire alluma une lampe et moi qui n'avais rien á allumer, j'étais assis sur un banc et je dégageais de la pointe du pied le feuillage pourri. J'en dégageai une couche et j'y vis un morceau de papier. Je me baissai et á l'aide d'une allumette je lus un morceau de partition de piano, avec un air en vogue: Voici venu le Mai de mes amours. Quand l'allumette s'éteignit, je me répétai: oui, voici venu le Mai de mes amours.
Le train entrait en gare. Je montai dans un compartiment, un de ces compartiments mal éclairés, typiques de leur Protectorat, et partis silencieusement. Au moment où je passais devant le chef de gare debout sur le quai, voici que celui-ci balança trois foi sa petite lanterne verte, comme un prêtre qui donnerait l'absoute au-dessus du cercueil. Personne ne jouait à ce moment-là et je partais, moi, au-devant du simple bonheur humain, mettre ma vie en accord avec mes pensées. J'étais assis en manteau et parce que j'avais aussi passé avec succès l'examen d'État de droit historique, j'avais en tête la loi qui voulait que les suicidés soient enterrés à l'écart et en toute discrétion. Et dès lors des centuries de vermisseaux recevraient l'ordre de me croquer les yeux, des divisions entières seraient envoyées contre mes intestins, mes poumons, et plusieurs armées auraient l'ordre de gravir mes os coûte que coûte. Le tout discrètement, à l'écart. Je pensais à cela et j'écoutais se ralentir doucement le battement des rails, car le train s'arrêtait. Il s'arrêta. Alors pénétrèrent péniblement dans le compartiment une femme en noir et un carton. Je me demandai en moi-même : - Qu'est-ce qu'elle transporte, cette bonne femme, mais je déclarai : - Où vous rendez-vous, madame ? Chez moi, monsieur. Je rentre chez moi, je rapporte des cartons à fruits. Je travaille au verger, monsieur. L'été, je cueille des fruits et l'hiver, je livre. - Cette voix qui sortait de la pénombre avait le ton de la lamentation ou de la jubilation. - Dites-moi, madame, êtes-vous heureuse ? - demandai-je. - Et comment ne pas être heureuse ? C'est ma joie à moi de passer comme ça toute la journée sur mon échelle et cueillir ces beaux fruits et de pouvoir ensuite les mettre un par un dans mon panier. C'est ma plus grande joie. Ça fait déjà vingt ans. - La voix tourmentée jubilait. - Et il ne vous est jamais arrivé de tomber ? - demandai-je. - Il ne manquerait plus que ça ! Pas encore. Et pourtant, je grimpe jusque là où même mon mari n'ose s'aventurer. Je place l'échelle contre les ramilles et les petites branches et j'évolue en haut des frondaisons. Je dois avoir un ange gardien, - dit la femme en se mettant à rire. Et vous, où allez-vous ? - dit-elle ensuite en se tournant vers moi. Moi ? Je m'en vais acheter deux rasoirs, - dis-je en faisant claquer ma langue. - Deux rasoirs, un pour mon poignet et un pour la planche de tilleul. - Deux rasoirs ? Et où ça, Monsieur ? - reprit la voix de la femme, pleine de regret d'avoir entamé cette conversation. Je serrai les lames dans ma poche et annonçai : - À Bystrice près Benešov, chère madame. - et pour quoi faire ? - Sur ce, pour des raisons incompréhensibles, je m'emportai : - hélas, ma chère petite dame, je monterai en haut d'une grande échelle et m'y tiendrai une heure durant à attendre. Les ramilles, les branchettes bougeront sous le poids de mon corps. Puis quelqu'un appellera sans appeler, tirera un coup de fusil sans tirer, mais moi, je m'envolerai, mais pas vers le bas, vers le haut. - Cela, je le criai ou plutôt une voix le cria au-dedans de moi, et je me levai brusquement. La voix de la femme, on ne pouvait pas dire qu'elle fût celle d'une femme, la voix humaine, et on ne pouvait pas dire qu'elle fût humaine, me répondit d'une façon inintelligible. La bonne femme en noir qui aimait tant cueillir les fruits s'évanouit.

 

Premier chapitre de Caïn, récit existentiel (Kain, Existenciální Povídka), traduction collective des étudiants de tchèque de Paris-IV, Juliette Lesage, Benoît Meunier, Jean-Gaspard Páleníček, Aurélie Rouget-Garma, Hana Tuláèová, avec Xavier Galmiche, 2002, in Bohumil Hrabal, palabres et existence, Paris, PUPS - reproduit avec l'aimable autorisation des PUPS.

 

 

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