Les différentes versions de JarmilkaA/ Présentation des versions 1. La version « 1952 » La première version du texte de Jarmilka fut donc rédigée entre la fin de l’année 1951 et le début de l’année 1952. Nous avons vu qu’à cette époque, Hrabal vit rue Sur le Barrage. Il travaille depuis l’été 1949 aux aciéries de Kladno ; cette activité, comme nous le verrons, joue un rôle essentiel dans la genèse du texte. Cette version initiale du texte de Jarmilka, correspondant au premier tapuscrit, est conservée aux archives nationales du Památnik Národního Písemnictví (Musée de la Littérature tchèque, P.N.P.) à Prague. Il s’agit de feuilles de cahier petit format, collées sur un cahier à feuilles blanches de format A4, le recto de chaque page ayant seul été tapé à la machine. Ces feuillets ont été recollés par l’auteur lui-même en 1981, ainsi qu’il l’explique dans le texte Atomová Mašina značky Perkeo[1], après qu’il ait eut recouvré le tapuscrit. Sans doute la fragilité du cahier d’origine justifie-t-elle ce collage. Le texte de Jarmilka est précédé de celui de Atomová Mašina značky Perkeo, et suivi de Poznamky k poznamkam Rolanda Barthese k pracím to Twomblye (Remarques sur les remarques de Roland Barthes sur les travaux de Twomblye). Sur la couverture, Hrabal a collé une photographie représentant une mère tenant un enfant qui sourit au photographe ; cette illustration constituait sans doute la couverture du cahier de 1952. Le premier point à noter quant au texte lui-même de cette première version réside dans le fait que le texte est tapé sans aucun retour à la ligne, sans distinction de paragraphes, ainsi qu’il apparaît dans le volume trois des Sebrané Spisy Bohumila Hrabala (SSBH)[2]. On distingue cependant treize « chapitres » différenciés par un saut de ligne, non numérotés. Nous reviendrons sur l’aspect « brut » de la première version lors de notre analyse du texte lui-même. Pour des raisons de commodité, nous emploierons souvent le terme de chapitres pour désigner les treize « fragments » du texte de cette version. La « graphie » du texte constitue le deuxième point important de cette version de 1952. En effet, et comme Hrabal l’explique dans Atomová Mašina značky Perkeo, le texte ne comporte aucun accent tchèque, l’auteur ayant utilisé pour sa rédaction une machine à écrire allemande du début du siècle, à laquelle du reste il semble avoir voué une affection toute particulière et qui restera le symbole de ses premières années d’écriture, ainsi que de la vie rue Sur le Barrage « de l’Éternité ». Hrabal insiste sur le rapport graphique qui naît avec un texte écrit sans accents tchèques, ce rapport lui ayant été suggéré par le poète Egon Bondy, et qui veut faire du texte un pur objet graphique[3]. La version de 1952 ne fait pas l’objet d’une publication avant 1992 ; il s’écoulera donc quarante ans, et toute l’essentiel de l’activité littéraire de Hrabal, avant que ce texte ne soit publié tel qu’il avait été initialement écrit. En fait, deux autres versions verront le jour entre ces deux dates.
2. La version « 1959 » La seconde version existante du texte de Jarmilka, et la première à faire l’objet d’une publication, fut reprise à partir de la première en 1959 ; à la demande des éditeurs de la maison Československý Spisovatel, Hrabal remanie très largement son texte, principalement en en supprimant de larges pans et en en modifiant la fin. Notons également que le texte cette fois est découpé en paragraphes, les huit chapitres sont cette fois numérotés. Cette publication par Československý Spisovatel de 1959, dans le recueil Skřivánek na niti, qui devait être tiré à 7000 exemplaires, ne sera pas achevée. On retrouve cependant cette version du texte dans Pábitelé[4], publié chez Mladá Fronta en 1964. La maison Mladá Fronta s’intéresse alors beaucoup à Hrabal, comme en témoignent les nombreux entretiens qu’il accorde au journal dans les années soixante. Cette édition, qui constitue donc la première sortie du texte de Jarmilka, est reprise telle quelle dans le quatrième tome des SSBH[5]. On retrouve également cette version dans plusieurs publications après 1964, notamment en 1966, chez Mladá Fronta, dans Automat Svět (L’Automate Monde), puis chez Československý Spisovatel, en 1984 dans Hovory Lidí (Les gens parlent) et en 1988 dans Můj svět (Mon monde) etc.
3. La version « 1969 » Après la publication de Pábitelé en 1964, la revue littéraire Plamen publie en 1969 une troisième version du texte, cette fois sous un titre différent : Majitelka Hutí. Selon Kladiva[6], Hrabal emprunte avec ironie ce titre au Maître de forges (1883), pièce de théâtre à succès, vaguement à l’eau de rose de Georges Ohnet (1848-1918), qu’il a pu lire dans sa jeunesse. Peut-être considère-t-il nécessaire le fait de changer le titre de son ouvrage après des modifications ; le rapport en tout cas entre la pièce de Ohnet et Majitelka Hutí est suffisamment mince pour qu’on puisse considérer que la mention des forges justifie seule le choix de ce titre. Cette troisième version de Jarmilka présente dans l’ensemble beaucoup moins d’écarts d’avec la version 1952 que la seconde. Sont publiés conjointement dans la revue Plamen : Etudy (Études), Setkání a Návštěvy (Rencontres et visites[7]), et Bambino di Praga. L’éditeur précise :
Les rédacteurs de Plamen considèrent donc qu’ils publient le texte original de Jarmilka ; on peut pourtant noter d’importantes différences d’avec la version de 1952 : Hrabal coupe la fin du texte – le treizième chapitre de la version de 1952 comportant les plus larges considérations sur le travail ouvrier –, et garde treize chapitres non numérotés, et modifiant largement la présentation du texte. Cette version, plus fidèle à l’original, est publiée comme les textes extraits d’un livre en préparation chez Mladá Fronta ; il s’agit du recueil Poupata (Les Bourgeons), publié l’année suivante, en 1970. Les 35 000 exemplaires de l’édition, illustrée par Vladimir Boudník, seront pourtant retirés de la vente, et Majitelka Hutí ne sera repris qu’en 1989, dans une publication personnelle pour amis de V. Saimer. Il ne figure pas dans les SSBH, les éditeurs ayant préféré faire figurer les deux versions les plus différentes et les plus abouties, selon ce que nous en a dit Mr Kadlec lui-même.
B/ Les différences entre les versions 1. Différences de composition : les chapitres La composition de Jarmilka varie selon les versions pour l’ensemble du récit à des niveaux divers. Tout d’abord en ce qui concerne la structure des « chapitres », ou « moments ». Dans la version de 1952, de loin la plus longue (37 pages dans l’édition des SSBH, pour 24 pages pour la version de 1959 – la version de 1969 fait l’objet d’une autre mise en page mais est également plus courte), le découpage des « chapitres » a lieu comme suit : 1.
Première rencontre du narrateur avec Jarmilka, présentation de
celle-ci.
Dans la seconde version (1959), le découpage du texte se présente ainsi (nous ferons apparaître en gras les parties importantes reprises dans la version de 1952, de manière à dessiner « l’ossature » par rapport cette la première version, que nous désignerons ici par « V. 52 ») : 1. Structure identique au chap.
1 de V. 52
Ce découpage permet de mettre en lumière les différences fondamentales de composition qui distinguent les versions de 1952 et 1959 : on assiste à une restructuration de l’ensemble de la narration, dont le grand absent est le chapitre 13, le monologue du narrateur sur son quotidien. Il est probable que les considérations sur le travail, le quotidien, teinté d’un léger pessimisme (sans doute un reflet du sentiment de l’auteur qui dépeint ici sa vie quotidienne pendant ses deux années de travail à Kladno) ont semblé devoir être écartées pour une publication de l’œuvre, mais il est possible aussi que Hrabal ait renoncé à développer sa théorie de « l’illusion », ou « l’élastique de la perspective », ayant dans les sept ans qui séparent les deux versions évolué dans ses considérations. Quoiqu’il en soit, il est clair que la tonalité qui se dégage de la seconde version est, du fait de cette différence majeure, tout autre que celle de la première : l’impression laissée par le texte est plus touchante, plus facile, plus convenue, tout en étant plus optimiste – citons ici la dernière phrase de Jarmilka qui conclut le chapitre 8 de la version 1959 :
Cette phrase peut être prise comme un hommage aux travailleurs de Kladno aussi bien qu’un coup de chapeau définitif au courage de Jarmilka. On peut lui opposer la dernière phrase de la version de1952 :
Notons encore la disparition d’une partie du chapitre 3, dont les « restes » se trouvent dispersés au gré du texte. La partie manquante est principalement constituée par une discussion entre quelques ouvriers, à la pause ; cette discussion voit un des « camarades » présents, qui vante l’avance des Russes sur les Tchèques dans divers domaines techniques, être ridiculisé par les réparties d’un autre. Cette suppression a bien sûr des motivations politiques. De la même manière, les considérations de Reegen sur les Russes, son enthousiasme pour les communistes, auquel répond l’incompréhension mêlée de mépris et d’admiration du narrateur, du chapitre 8, ont disparu dans la version de 1959, avec les remarques sur l’importation des différents matériaux sidérurgiques de Russie. Il s’agit bien ici de « censure douce » idéologique, de censure acceptée (et non d’autocensure), comme le prouve le fait que les souvenirs de Reegen sur les communistes dans les camps et leurs différentes qualités soient restés dans le chapitre 4 de la version 1959. Le dernier grand pan de texte à disparaître ainsi est ce monologue enflammé d’une ouvrière, au chapitre 2 de la version 1952, et qui, dans une langue très familière, voir vulgaire, critique ouvertement le travail et la vie quotidienne sous le régime communiste. Un texte nous éclaire largement sur la façon dont Hrabal a dû être confronté aux différentes demandes de refonte de ses textes, ou de censure : il s’agit de la « Předmluva k souboru Umělé Osudy » (« Préface au recueil Les destins artificiels »[12]). Dans cette préface, outre une présentation rapide de la notion de « destin artificiel », Hrabal dit clairement que, quelque dur et pénible que cela ait pu être, il s’est toujours conformé aux demandes de modifications de ses textes des éditeurs ; qu’il se sentait avancer sur une « fine couche de glace » (tenký led), redoutant l’interdit et la censure qui devaient frapper ses textes :
Lorsque Hrabal reprend le récit de 1952 pour l’édition de 1969, le contexte politique permet aux éditeurs de Mladá Fronta de ne pas avoir à lui demander de supprimer de trop longs passages (comme nous l’avons dit, les éditeurs considèrent qu’ils publient le texte original[14]), de sorte qu’il garde une structure parfaitement équivalente à la première, se contentant de modifier largement le style et les alinéas du texte. Un point important diffère cependant d’avec la première version : la disparition de l’essentiel chapitre 13, le texte s’achevant alors par le chapitre précédant, presque sans modification :
Cette nouvelle fin donne encore une autre couleur au texte, quelque chose de plus triste et de plus irrésolu. Mais surtout, il faut voir cette fois encore dans la disparition du chapitre 13 une évolution intellectuelle de Hrabal. La suppression de ce chapitre montre qu’il est conscient de la rupture de ton qui le sépare du reste de l’œuvre : ce dernier chapitre laisse éclater au grand jour un lyrisme latent (cf. II, C, 5 : Un journal de l’expérience) qui tranche avec le réalisme des autres chapitres.
2. Différences de composition : paragraphes et alinéas Comme nous l’avons montré, les trois versions présentent un certain nombre de différences, qui suffisent à faire de chacune d’elle une œuvre distincte – bien que cela soit moins vrai dans le cas de Majitelka Hutí. Mais l’évolution de la composition dans les trois textes ne se limite pas au contenu des chapitres et à leur agencement, elle concerne aussi le découpage interne des chapitres en paragraphes, la structure du flux narratif. Le premier texte se présente littéralement comme un « flux », un véritable flot (proud, selon l’expression de Jankovič[16]) que rien ne vient arrêter. Les barrières classiques qui segmentent le discours en sont absentes, à l’échelle de la phrase comme à l’échelle de l’œuvre. Ceci est dû, entre autres, à l’utilisation de la « schreibmachin atomique »[17], qui contraignait l’auteur à une écriture dense, ponctuée au minimum. Mais à cette contrainte technique de l’écriture, qui rendait également impossible l’accentuation du texte, s’ajoute le parti pris esthétique de Hrabal de viser un « réalisme total ». Dans Atomová Mašina značky Perkeo, Hrabal explique qu’aux différentes suites qu’il lui soumettait à la lecture, Egon Bondy tranchait toujours pour la suite la plus « réaliste », le ramenant toujours « dans le sillon » du réalisme[18]. Cette orientation réaliste joue également dans la composition resserrée de Jarmilka : cherchant à restituer une réalité monolithique, le texte lui-même prend l’aspect d’un monolithe. Ainsi ne trouve-t-on aucune distinction de paragraphe dans la première version du texte ; le texte est, comme nous l’avons dit, découpé en treize chapitres distincts qui ne sont pourtant pas numérotés, lesquels s’écoulent sans aucun retour à la ligne. Le rendu graphique dont parle Hrabal[19], ce rendu de « pavé » de signes, disparaît bien sûr pour le lecteur du texte édité, pour laisser place à un texte filé dont la lecture est plus ardue et sollicite plus l’attention du lecteur On ne peut pas ne pas penser ici à la composition de la première version de Přiliš Hlučná Samota (Une trop bruyante Solitude[20]), et qui présente le même type de « densité » verbale ; ou encore à celle de Svatby v Domě, ce qui donne un premier indice de l’importance de Jarmilka dans l’évolution ultérieure de la poétique de Hrabal. Il est encore possible de rapprocher cette densité de certains passages de l’Ulysse de Joyce, dans lesquels il est vrai on dérive vers le discours intérieur (nous préférerons cette expression à celle de « monologue » intérieur, car un discours intérieur n’est pas nécessairement constitué d’une seule voix, même si un seul locuteur en est la source ; en outre elle traduit mieux le tchèque « vnitřní hovor »). Dans les deux versions suivantes, Hrabal va procéder à une « aération », à un découpage systématique du texte pour le rapprocher des conventions littéraires, en insérant des retours à la ligne très nombreux, notamment avant et après chaque prise de parole d’un personnage. Ces retours à la ligne facilitent bien sûr grandement la lecture. Sans doute cette modification lui est-elle demandée par les éditeurs successifs, qui préfèrent ne pas prendre le risque que leurs lecteurs, découragés, interrompent leur lecture. Que l’on compare :
L’insertion des répliques dans le fil de la narration, dans la première version, confère au texte un caractère véritablement « précipité » qui rend le récit beaucoup plus vivant, tout en étant bien moins conventionnel ; il se rapproche aussi de la forme que l’on retrouve dans les textes en vers libres de Hrabal, comme la version en vers de Přilíš hlučná Samota (Une trop bruyante Solitude). Les retours à la ligne ne sont du reste pas systématiquement insérés avant ou après des répliques. Ils peuvent être justifiés par un changement d’idée du narrateur, une suite logique dans l’évolution du discours, jouant alors le rôle que jouent les paragraphes dans une narration classique.
3. Les différences stylistiques On peut encore relever un autre type de différences entre les trois versions de Jarmilka : les différences de style. Nous n’analyserons pas ici en détail le style de la version de 1952 (voir II, C : Le style, la syntaxe, la temporalité et la question du genre), nous nous contenterons de relever les écarts fondamentaux. Lors du passage de la version de 1952 à la version de 1959, le choix des mots lui-même diffère, en particulier dans les registres de langue employés par les ouvriers. Ainsi, la langue vulgaire souvent employée par Jarmilka devient plus policée, plus courante. Le « grain » de vulgarité qui donne tant de relief, tant de vie (comme une reproduction brute du langage parlé) a tendance à s’effacer. Les occurrences du mot « prdel » (cul), par exemple, révèlent cette évolution : dans le premier chapitre, lors de la première discussion avec le narrateur, on passe de (1952) […] Tak tady máte synáčka, skovejte si ho, strčte si ho do prdele... (Le voilà, votre gamin, planquez-le, flanquez-le vous dans le cul…) à (1959) [...] Tak tady to máte, synáčka, strčte si ho… víte kam! (Le voilà, votre gamin, planquez-le, flanquez-le vous… où je pense !) ; et enfin (1969) : [...] tak tady ho máte, synáčka, skovejte si ho do prdele! (Le voilà, votre gamin, flanquez-le vous dans le cul !). De même pour la conclusion de Jarmilka, à la fin du chapitre 8 de la version 1952 : [...] Nechtějí mi dát kožíšek, ale at‘ si ho strčejí do prdele! (Ils ne veulent pas me donner de manteau de fourrure, mais ils peuvent se le fourrer dans le cul !) devient, à la fin du chapitre 4 de la version 1959 : [...] a nechtějí mi dát kožíšek! Ale at’ si ho někam strčí! (…et ils ne veulent pas me donner de manteau de fourrure ! Mais ils n’ont qu’à se le mettre quelque part !) ; et dans la version 1969 : Nechtějí mi dát kožíšek, ale at’ si ho strčejí... víte kam (Ils ne veulent pas me donner de manteau de fourrure, mais ils peuvent se le fourrer… où je pense). Notons toutefois que si le mot « prdel » est supprimé du texte et remplacé par víte kam, il reste présent à l’esprit du lecteur car il est sous-entendu. Il s’agit donc ici d’une censure légère, de « bon ton ». Mais dans l’ensemble, on assiste à une révision du lexique, qui fait passer, avec les modifications syntaxiques, le discours oral de Jarmilka du registre oral au registre familier : ta kráva (cette conne, p. 92) devient ta rajda (cette garce) dans la version de 1959, etc. Les locutions elles-mêmes, qui ne manquent pas de piment dans la première version, déployant le génie métaphorique de Hrabal, sont revues dans les versions ultérieures : Lorsque Jarmilka rapporte le discours de Jarda, dans le premier chapitre, […] Mám se posrat do vejšky? (littéralement : Il faut que je chie en l’air ?, soit qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?) devient dans la seconde version [...] mám se dát nohu za krk? (il faut que je prenne les jambes à mon cou ?), pour être repris tel quel dans la troisième version. Citons encore l’intraduisible […] Až pokvetou hovna! (Quand il fleurira de la merde) de Jarmilka, toujours dans le premier chapitre, au premier paragraphe, qui devient ensuite […] Až pokvete kravinec! (Quand il fleurira des bouses), et toujours repris tel quel dans la troisième version. Ainsi voit-on que le Hrabal qui corrige le texte de la troisième version, Majitelka Hutí, est bien différent de celui qui, dix-sept ans plus tôt, écrit Jarmilka ; ces corrections beaucoup plus fines, et qui toujours respectent l’esprit du texte de 1952, sont celles d’un auteur dont le sens de la langue a évolué, mais qui dans ses corrections ne répond pas à des impératifs dictés par le bon goût de l’édition où le contexte politique, ce qui est manifestement le cas lors de la révision de 1959. Toujours au sujet de l’évolution du discours de Jarmilka et pour conclure avec le basculement qui s’opère entre les registres de langues, étudions de près un passage (début du chapitre 3, première version) où elle s’exprime :
Les différences que l’on peut relever dans les trois versions de ce même fragment sont nombreuses et, si elles s’appliquent d’abord au discours du personnage de Jarmilka dont le statut est particulier, comme l’a montré Gamelgaard (cf. II C 3 : Le lexique et la langue parlée), elles valent pour l’ensemble de l’œuvre. Or que constatons-nous ici ? -d’un point de vue lexical, le terme vulgaire « posraná » (foutue) est gommé dans la seconde version, pour réapparaître dans la troisième ; -l’idée suggérée par l’évocation du fossé dans lequel les amants, ivres, ont du faire l’amour, disparaît également ; -le présent de narration fait place dans la deuxième version à une suite de perfectifs qui rendent le texte nettement moins vivant et évocateur, tout en étant moins proche du discours parlé retranscrit à l’état « brut » ; -le découpage de la phrase est entièrement repris et cette fois se distingue nettement selon les versions : une seule longue phrase dans la première et la dernière qui devient trois phrase simple (juxtapositions de propositions) dans la deuxième, ce qui rend le texte plus conventionnel, plus facile à lire, plus habituel en un mot, plus souple aussi, alors que dans la première version il traduit un flux oral ; -au sein de ce découpage, le placement des nombreuses copules « a » est différent : trois des quatre « a », dans la première version, servent à former une longue suite finale sans virgule, tout comme dans la dernière, mais dans celle-ci on dénombre six « a » qui précipitent encore plus le flux narratif ; quand dans la seconde version les quatre « a » jouent un rôle relativement habituel de juxtaposition simple ; -les points de suspension, un des points capitaux de la syntaxe de la première version, disparaissent dans la seconde version ; -za noci devient nocí, à l’instrumental, dans la dernière version, ce qui relève légèrement le registre du discours par un emploi moins familier ; -enfin, le « v » apposé à « on », typique du registre familier, est conservé dans les trois versions, ce qui laisse une cohérence au discours de Jarmilka.
Nous analyserons plus en détail le style de la première version de Jarmilka dans la seconde partie de notre exposé. Remarquons ici que l’ensemble des différences stylistiques, marquées surtout entre la première et la seconde version, tire le registre du discours vers le haut, et rend la syntaxe plus « lisse », plus fluide, plus conventionnelle, en s’écartant de ce qui rend la phrase de Hrabal si particulière et qui se retrouve dans ses ouvrages ultérieurs.
La traduction de Jarmilka et ses problèmesLes problèmes que nous avons rencontrés lors de la traduction de Jarmilka relèvent de différentes catégories. La syntaxe tout d’abord est malaisée à rendre en français, puisque, comme nous l’avons vu, elle fait un usage abondant des copules « a » et de répétitions qui alourdissent prodigieusement le style. Cependant nous avons résolu de respecter, en accord avec l’esprit de traduction d’André Markowicz[27] et tant que faire se pouvait, la syntaxe originale, considérant que cette « lourdeur » n’est qu’apparente et que tout non respect de la langue dite « classique », si elle est faite en connaissance de cause, est constitutive du style et crée une beauté particulière. Il est inutile de rappeler ici, par exemple, les avancées d’un Céline, qui met à mal la langue bourgeoise – pour finir dans la collection Pléiade de Gallimard. Pour tout notre travail de traduction, nous nous sommes également appuyé sur l’article de Marianne Canavaggio intitulé « La traduction de Bohumil Hrabal en français : le diktat du beau style »[28], et qui nous semble dresser un bilan parfaitement exact des problèmes que rencontrent et qu’on rencontré les traducteurs de Hrabal. Dans la plupart des traductions existantes en effet, l’ensemble de la langue si particulière de Hrabal est légèrement corrigée pour obéir – consciemment ou non – aux codes qui président au « bon français ». Or le tchèque de Hrabal n’est pas du « bon tchèque » ; nous ne reproduirons pas ici l’argumentaire de Canavaggio, mais il nous semble nécessaire non seulement de respecter mais encore de rendre l’originalité de ce style. Ainsi, sur le plan de la syntaxe, est-il malaisé de traduire une phrase comme :
Les trois « zase », qui donnent un rythme très particulier à la phrase tchèque, s’alourdissent beaucoup lorsque rendus pas trois « de nouveau » en français, mais il nous a semblé plus important de respecter cette répétition délibérée que d’alléger le style, aussi rendons-nous la phase par :
Les deux prépositions « a » et « tak », ainsi que l’adverbe « zase » sont les trois piliers de la phrase de Jarmilka, et leur répétition est plus que fréquente. De la même façon, nous avons choisi de ne pas ajouter de virgule, que le français demande, là où le tchèque n’en donne pas :
Que nous traduisons par :
Le second plan de difficulté réside dans le choix des mots, notamment tout le pan des vulgarismes, les métaphores, et souvent une expressivité bizarre, qui doit le rester en français. Là encore, notre attitude consiste à respecter la vulgarité, l’originalité, en un mot l’expressivité du tchèque, quitte à ce que la phrase française soit choquante. Par exemple la phrase :
comporte un usage original de « dnes » et de « včera », que nous choisissons de respecter : Bien qu’aujourd’hui soit un aujourd’hui d’hiver, je me souviens d’un hier d’été où ces femmes travaillaient derrière, sur la remorque, […] Nous traduirons de même ale at’ si ho strčejí do prdele par mais ils peuvent se le fourrer dans le cul ! Ou bien Až pokvetou hovna ! Par Quand il fleurira de la merde ! Hrabal emploie de plus de nombreux mots dérivés de l’allemands et allemands dans Jarmilka, voire des phrases entières en allemand. Cet emploi fréquent se trouve principalement dans le discours de Hannes Reegen, mais aussi parfois dans celui du narrateur. Ces germanismes relèvent le plus souvent du vocabulaire des camps de concentration, parfois même il s’agit de citer un SS. Ils confèrent une couleur et une expressivité au texte que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre en retraduisant ces termes en français, bien que nous soyons conscient de la plus grande proximité (historiquement politique et linguistique s’entend, pas dans la structure linguistique) entre les langues allemande et tchèque qu’entre les langues allemandes et françaises. Les termes häftling (détenu), bibelforscher (témoin de Jéhovah), vorarbeiter (contremaître), sont ceux qui reviennent le plus souvent, de nombreux autres apparaissent ponctuellement, isolés ou dans une phrase entièrement en allemand. Nous les avons donc gardés tels quels, nous contentant d’ajouter une note à l’intention du lecteur. Enfin, le problème sans doute le plus épineux qui peut se poser à la traduction de Jarmilka réside dans l’emploi des temps verbaux. Le tchèque dispose de deux aspects temporels, perfectif et imperfectif, pour rendre les différentes nuances dans le degré d’achèvement du procès ; au présent ou au futur, ces nuances peuvent être rendues sans trop de problème théorique par l’emploi des différents temps du français. En revanche, une difficulté majeure surgit lorsque le discours a lieu au passé : le français dispose ici d’un appareil temporel assez vaste (imparfait, passé simple, passé composé, passé antérieur etc.), pour traduire l’emploi des deux seuls temps du passé verbal en tchèque. Et paradoxalement, cette abondance de temps en français nuit à la traduction. Lorsqu’il s’agira d’un procès qui s’étend dans le passé, on pourra, sans trahir le tchèque, employer l’imparfait :
Mais lorsque le tchèque emploiera le perfectif, il faudra choisir entre les deux temps ayant en français la même valeur d’achèvement : le passé simple et le passé composé. Or ce choix pose un grave problème, car il oblige à ajouter deux valeurs absentes en tchèque : une valeur stylistique, avec une couleur nettement littéraire pour le passé simple que n’a pas le passé composé, et surtout, une valeur purement sémantique, avec une notion de détachement définitif du procès narré pour le passé simple, par opposition à une notion de rattachement relatif du procès narré au présent pour le passé composé. Concrètement, certains contextes semblent imposer d’eux-mêmes l’emploi du passé simple, par la soudaineté et la brièveté de l’action, comme c’est le cas dans l’exemple suivant :
Mais cet emploi du passé simple donne une couleur littéraire, presque trop soutenue pour le texte original. Dans ce genre de cas, on ne peut donc trouver de solution satisfaisante : ou bien on perd la notion de détachement et de soudaineté de l’action en employant le passé composé, ou bien on ajoute une valeur stylistique qui trahit le texte. Une éventuelle solution pourrait consister à traduire le perfectif employé par un présent de narration ; la pure valeur verbale serait ainsi conservée sans que le style ne soit modifié. Il nous a cependant paru que cette solution s’écartait trop du texte original pour que nous puissions y avoir recours. Il semble que l’on ne puisse résoudre ce problème qu’en cherchant dans les éventuelles sources littéraires françaises de Hrabal, en l’occurrence dans les textes existentialistes de Camus (L’Étranger) et dans ceux de Céline (Le Voyage au bout de la Nuit). Nous avons vu que ces textes se rapprochent de Jarmilka par leur thématique et le traitement existentialiste de cette thématique. Or la tonalité particulière de L’Étranger repose, entre autres, sur un emploi constant du passé composé ; le passé simple est tout à fait absent du texte. Dans quelle mesure pouvons-nous imaginer que le regard du narrateur de Jarmilka et celui de L’Étranger sont identiques, au point de pouvoir employer le même procédé dans notre traduction ? Il est évidemment impossible de trancher définitivement. Quant à Céline, il fait par contre dans son mélange de registres oraux et écrits un emploi alterné du passé simple et du passé composé, selon le personnage qui parle et la qualité de son expression. Nous avons donc finalement résolu de conserver les passés simples que le rythme du texte semblait nous dicter, tout en nous efforçant d’employer le plus souvent possible le passé composé. Dans cette alternance, nous avons tenté de respecter un équilibre et une fluidité naturelle de la langue française écrite. Ce choix est encore justifié par le fait que la voix du narrateur se distingue ainsi vraiment du discours direct des autres personnages, conformément aux analyses que nous avons effectuées sur le style et les registres de langue. Il s’agit en quelque sorte d’un pis-aller, mais citons ici Marianne Canavaggio qui parle de ce problème de la traduction des temps :
[1]
Cf. Bohumil Hrabal, Atomová Mašina značky Perkeo,
op. cit., voir annexes.
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