Trojcestí
L’œil et la plume d’Adolf Hoffmeister
1. Présentation des textes
Trojcestí (Les Trois chemins) se
présente comme un recueil réunissant trois récits de voyages :
Povrch Pětiletky (La surface du Plan Quinquennal,
1931), Americké Houpačky (Les Balançoires américaines,
1936), et Turistou proti své vůli (Touriste malgré
soi, 1941). Les trois textes sont très différents les uns
des autres, notamment en ce qui concerne les conditions de genèse.
L’édition que nous utiliserons ici est sortie en 1958 à
Prague, chez Českoislovenský Spisovatel, il s’agit
du premier tome des Œuvres choisies de A. Hoffmeister.
Le premier récit concerne le voyage qu’effectua
l’auteur en URSS en 1931, et consiste en une vaste tentative
de réhabilitation de l’image qu’on en avait en Bohême
a cette époque – une sorte d’apologie de la société
communiste telle qu’Hoffmeister a voulu la voir, et telle
qu’il a voulu la présenter à ses compatriotes. On ne sait
s’il faut accuser l’auteur de mauvaise foi, ou encore
s’il fait preuve de naïveté : toujours est-il que ses
descriptions sont plutôt irréalistes, quand bien même elles s’appliqueraient
à la société la plus juste et la plus heureuse possible. Ainsi
par exemple des prisons (O trestancích, pp. 74-82)
: si l’on en croit Hoffmeister, les prisons russes dans
les années trente auraient été un modèle de propreté, d’ordre,
de justice sociale ; les détenus y auraient tous été heureux
et libres de retourner chez eux, le principe étant de soigner
les criminels qui n’auraient été que des malades. De la
même manière, Hoffmeister aborde successivement la vie ouvrière,
la nourriture, les cabinets, la mode, la publicité, les transports,
les enfants, les soldats, etc. Chaque thème fait l’objet
d’une sorte de « lettre », adressée à une connaissance
de l’auteur en Bohême, et dont la profession s’y rapporte.
Il s’agit donc d’un récit de forme épistolaire.
Americké Houpačky relate un voyage
en Amérique, et le ton est cette fois différent. La forme adoptée
est celle de paragraphes de longueurs très variables (3 lignes
à 3 pages), qui chacun traitent d’une chose vue par l’auteur.
Ces fragments ne sont pas adressés à un destinataire particulier ;
il s’agit donc cette fois d’une sorte de « carnet
de route ». Le regard de Hoffmeister sur l’Amérique
des années trente est conforme à ce que l’on peut attendre
d’un citoyen tchécoslovaque d’alors : l’Amérique
est avant tout pour lui la patrie du gigantisme, du superlatif.
Ce regard, du reste plutôt superficiel, puisqu’il n’aborde
que rarement la culture ou les mœurs américaine, se tourne
surtout vers la forme des choses, et vers le nombre :
c’est un regard qui dénombre, dont l’étonnement est
souvent traduit par des comparaisons chiffrées. Ainsi, pour nous
décrire le Normandie, Hoffmeister nous parle du nombre de chevaux
vapeurs qu’il peut développer, de son tonnage, du nombre
de poulets qu’on y mange chaque jours, du nombre de cabines,
etc. Il en va de même pour la hauteur des gratte-ciel. Certains
passages s’attachent néanmoins à décrire les habitudes des
autochtones, leurs comportement dans la rue ou leurs vêtements.
Enfin, Turistou proti své vůli raconte
les mésaventures d’un personnage, Jan Prokop, qui rappelle
un peu Švejk, mais qui cache surtout l’identité de
Hoffmeister lui-même. En effet, les tribulations de Prokop pendant
la seconde guerre mondiale se rapportent directement à celles
de l’auteur : ayant réussi à fuir la gestapo de Prague,
l’écrivain-dessinateur se retrouve en prison à la Santé,
à Prais, puis dans un camps de concentration dans la banlieue
parisienne, après quoi il s’enfuit aux Etats-Unis après
un passage au Maroc. Le ton rappelle d’autant plus celui
de Hašek qu’il est très léger, eut égard aux terribles
événements qu’il raconte.
2. Le trait de Hoffmeister
Les 23 illustrations qui jalonnent Povrch
Pětiletky représentent presque toutes (sauf deux)
des personnages. Il s’agit de gens plus ou moins célèbres
de la vie culturelle russe que Hoffmeister a pu rencontrer durant
son voyage.
En ce qui concerne ces personnages, le trait
de Hoffmeister relève de la caricature. Il saisit le contour d’une
personne, d’un visage, d’un objet, et laisse le plus
souvent l’intérieur vide ; il s’agit d’un
trait extrêmement stylisé, proche à la rigueur d’un dessin
de bande dessiné.
Vladimir Maïakovski – p. 61
Son trait, dans certains dessins ou les personnages
sont nombreux, rappelle beaucoup celui de Hergé à ses débuts (lorsqu’il
dessinait pour Le Petit Vingtième, dans les années trente).
Il s’inscrit également dans la tradition des caricaturistes
de journaux, comme dans l’Assiette au Beurre, avec
une technique cependant qui n’a rien à voir avec la gravure ;
mais elle tient aussi d’un style particulier à Hoffmeister,
extrêmement dépouillé. Lui-même auteur d’une histoire de
la caricature tchèque[1],
il subit l’influence des maîtres de cet art. Lorsqu’il
représente une personnalité, Hoffmeister croque avant tout les
traits les plus singuliers de son visage, il ne les déforme pas,
ne les accentue pas vraiment – et n’est donc pas à
proprement parler un caricaturiste –, mais il les met en
relief en les isolant, il ne propose que ces traits singuliers,
il va à l’essentiel. Une personne devient ainsi une silhouette.
V.A. Antonov – Ovcheïenko – p. 18
Tout comme son écriture, le dessin de Hoffmeister
est naïf : il reste dans une profonde simplicité et ne plonge
pas dans le détail. Il reste superficiel. De même, la syntaxe
de ses phrases est toujours très simple, les propositions peu
nombreuses, les adjectifs rares et choisis, les phrases très courtes,
incisives. Cette proximité de style entre le dessin et l’écriture
prouve l’unité et la cohérence du style de Hoffmeister,
ainsi que son talent particulier, qui en fait un artiste facilement
reconnaissable.
Les personnages de Hoffmeister ne sont cependant
pas tous réduits à quelques traits simples, il emploie parfois
des à-plats d’encre ou des traits multipliés pour rendre
des ombres, des zones complexes. Ainsi, pour cette caricature
de Meyerhold, le trait est-il tout à fait inhabituel :
Meyehold - p. 103
Dans Americké Houpačky, on compte
18 illustrations ; cette fois les sujets ne sont plus des
personnages mais des scénettes. Hoffmeister propose une mise en
image d’une idée, une illustration qui résume un point de
vue, une anecdote. Tout comme pour les visages ou les corps, son
trait se réduit à une grande simplicité dans le traitement des
paysages. Un immeuble est réduit à un grand rectangle constellé
de petits rectangles parallèles ; une voiture aux courbes
de la carrosserie, etc.
« Nous vivons ici » - p. 169
Ici encore, la stylisation, la réduction des
traits n’est pas faite au hasard : elle vient renforcer
l’idée directrice, c'est-à-dire la parfaite similitude de
chaque appartement et l’aliénation qui en résulte. Dans
le dessin suivant, Hoffmeister prouve qu’il maîtrise la
perspective aussi bien que l’organisation de l’espace,
celui-ci étant rempli de manière parfaitement homogène par les
voitures – donc pas d’une manière réaliste…
« Nous étions les seul piétons » - p.
205
Il se dégage en général du trait de Hoffmeister
une atmosphère plutôt joyeuse, drolatique, renforcé par les rondeurs
des courbes et la douceur du trait.
Turistou proti své vůli compte 43
illustrations. Cette fois, les conceptions graphiques de Hoffmeister
ont évolué depuis Povrch Pětiletky : le trait lui-même
reste identique, mais le dessin s’attache à véritablement
illustrer le propos, en mettant en regard du texte des scènes
prises dans la narration. Les dessins ne comportent plus de légende
: ils portent eux-mêmes leur signification, et la situation évoquée
est claire pour le lecteur.
p. 320
On peut penser aux illustrations de Josef Lada
pour les Osudy dobrého vojáka Švejka za světové války[2] : une mise en scène succincte, un trait rond et simple, toujours
proche de la bande dessinée, et une connotation souvent humoristique.
Les caricatures de personnages sont cette fois absentes ;
en revanche la composition des dessins devient beaucoup plus complexe,
les personnages plus nombreux, les décors plus riches. Le trait
a évolué vers moins de stylisation, plus de souci du détail ;
les zones sombres et les motifs complexes sont plus nombreux.
On se rapproche en quelque sorte de l’enluminure.
p. 346
Certains dessins sont pourtant encore proche
de la caricature, notamment dans cet extraordinaire raccourci
de ce que sont la censure politique et le fascisme :
p. 264
3. La fonction de l’illustration
Il y a donc une évolution dans la fonction même
des illustrations qui jalonnent ces différents textes. Si l’on
compare les illustrations de Trojcestí avec celles de Podoby
a Předobrazy[3] on constate que le goût
pour la caricature et la représentation de personnalités célèbres
de la vie artistique et intellectuelle est constant chez Hoffmeister ;
on ne trouve en effet que des portraits de personnalités dans
Podoby a Předobrazy, aussi bien françaises que tchèques.
A l’instar de Cocteau, Hoffmeister aime dessiner ses contemporains,
et l’écriture est étroitement liée au dessin. La façon de
voir pourtant est radicalement différente, et on trouve chez Hoffmeister
une profonde influence de sa culture tchèque, notamment dans l’usage
de la caricature et de l’humour.
Pourtant, dans Turistou proti své vůli,
l’illustration n’est plus une simple image accolée
au texte, qui peut exister indépendamment, elle s’inscrit
directement dans la narration, et se passe donc de légende. Le
texte lui-même devient légende des nombreux dessins qui montrent
la vie dans un camp, le voyage en bateau vers New-York, etc. Les
noms des personnalités représentées dans Povrch Pětiletky
ne sont du reste même pas cités dans le texte lui-même.
La fonction de l’illustration varie donc
en ce sens qu’elle se rapporte plus ou moins directement
au texte auquel elle est jointe, elle fait plus ou moins une unité
avec le sens du récit. Elle peut fonctionner ou non comme œuvre
indépendante.
Benoit Meunier
Notes
[1]
Sto let české karikatury (Cent ans de caricature
tchèque), Prague, Státní nakladatelství krásné literatury,
hudby a umění, 1955
[2]
Les Aventures du brave Soldat Chveïk, Prague, 1921-1923.
[3]
Ressemblances et Préfigurations, Prague, 1988, Československý
Spisovatel, recueil posthume de trois œuvres publiées dans
les années 60.