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Introduction au recueil
Valse Mélancolique

 

            Issu d’une famille de fonctionnaires, Zbyněk Hejda est né le 2 février 1930 en Bohème du Nord, à Hradec Králové : son père, qui a été légionnaire pendant la première guerre mondiale, est un communiste convaincu. Il fréquente le lycée classique de Hradec Králové, passe son baccalauréat en 1949, puis s’inscrit en philosophie et en histoire à la Faculté des Lettres de l’Université Charles (FF UK) à Prague où il termine ses études en 1953 par la thèse Z Českých středověkých dějin (Autour de l'histoire médiévale tchèque). Il devient alors assistant au département d'histoire du mouvement ouvrier et du parti communiste tchécoslovaque à la FF UK. En 1958, il entre au Vlastivědné středisko Pražské informační služby (Centre de formation des guides des monuments historiques de la ville de Pargue). Tout au long des années 60, il fait partie du cercle de la revue littéraire Tvář. A partir de 1968, il devient rédacteur de la maison d‘édition Horizont pour donner sa démission avec tout le reste de la rédaction littéraire à la fin de la même année en signe de protestation contre la destitution du rédacteur en chef. C’est ainsi qu’à partir de 1969, il travaille chez un bouquiniste – ce pourquoi il fait des études de libraire. Sa signature de la Charte 77 (il fait partie de la première vague de signataires) lui vaut d‘être licencié – il ne perdra son travail qu‘en septembre 1978, à la suite d‘un procès. En 1978, il devient un des co-fondateurs du Výbor na obranu nespravedlivě stíhaných (VONS, Comité pour la défense des personnes injustement poursuivies) qu’il dirigera pendant plusieurs années. En 1981, il réussit à trouver un emploi de concierge. A partir de 1985, il co-dirige la revue samizdat Střední Evropa (Europe Centrale). Depuis 1990, il enseigne la philosophie à l’Ústav humanistických věd 2. Lekařské fakulty UK (Chaire d´éthique de la seconde Faculté de médecine de l´Université Charles). En 1996, Zbyněk Hejda a reçu le prix Seifert.

            Parmi la vague de poètes réhabilités après 1989, Hejda, pourtant dissident actif, est un de ceux dont la poésie ne se réfère pas aux affres vécus sous le communisme mais vise des sphères plus atemporelles. Mélange d’une profonde compassion pour le décès d’autrui et d’une conscience du caractère éphémère de l’existence, le thème central de la poésie de Hejda est celui de l'omniprésence de la mort. L’image type en est le va-et-vient incessant entre le cimetière et la brasserie dans son village natal – entre la décomposition, la pourriture et l’affairement du désir, domaine par excellence de l’oubli de la vanité de la vie. Malgré une imagerie souvent impitoyablement sinistre et brutale de dénuement, le ton reste posé et exempt de spectaculaire, avec parfois une légère bouffée d’humour – nous sommes quelque part aux frontières du monde de Reynek, dans une campagne paisible où, parfois, cependant, des corps de jeunes filles contorsionnés remontent à la surface des lacs alors que les chiens hurlent de par les chemins :
            « Il pleut sur la fête des moissons, au village, on joue une valse, un chien hurle de par tout ça et toi, encore une fois, tu relie l’annonce de la mort récente de ton amante. De cette amante si fière. On danse à l’auberge, le chien danse autour de sa niche, tourmenté, en tirant sur sa chaîne, et c’est l’annonce de sa danse macabre que la fille est en train de faire semble-t-il, ou peut-être même t’invite-t-elle à y participer. Solitaire, que comptes-tu faire ? » (B. Reynek, « Odpůldne bez data », in Had na sněhu, 1924)
            Et ce n’est pas un hasard si Hejda a traduit G. Benn ou G. Trakl (dont Reynek est le premier traducteur tchèque).

            On a beaucoup comparé Hejda à Holan, ce monstre de la poésie existentielle tchèque. Mais si Hejda se plaît parfois à jouer avec la langue, à lui infliger des tournures qui nous ouvrent des gouffres dessous les pieds, les moyens employés sont souvent plus subtils. Là où Holan nous déroute par son fascinant déploiement de contradictions, Hejda cerne les choses en donnant leurs différentes facettes, entre expressionnisme et cubisme, comme le ferait un Filla. Proche de la notation de journal intime, la poésie de Hejda relève de l’aveu. Pas de textes épiques (si l´on peut qualifier les Histoires * de Holan de textes épiques) chez Hejda, ses poèmes sont pour la plupart courts et lapidaires, mais tous sont le fruit d’un besoin intérieur impérieux et irrésistible, comme si ce qui a été écrit, fixé, n’était qu’un épisode d’un long cheminement : en reprenant des mots de Hejda au sujet de Weiner (Poznámka o Richardu Weinerovi, in Tvář n. 6, 1965), le moindre fait a tant d’importance qu’il grandit jusqu’à prendre les traits d’une scène rêvée. L’influence du surréalisme se fait ici clairement sentir, mais de ce surréalisme désireux d’introduire en son sein une conscience morale, propre au Groupe 42. Ce dont parle le texte créé a un poids tel qu’il nous suggère que cela a été dit une fois pour toute, comme si cela avait une valeur vitale – phénomène propre au royaume du rêve où tout est flou, mystérieux mais absolument décisif. L’obsession de la mort, loin d’être une stylisation gratuite, s’inscrit dans le cadre d’un système moral, comme cela était le cas pour les visions morbides des poètes baroques tchèques. Coïncidence intéressante : on trouve dans le « cancionnaire » de V. M. Šteyer la strophe suivante (Mějte se dobře, lucerny, v. 105-112, 1697) :

 

Půjdou s pláčem za márami
domácí i přátelé,
těšit mne budou hranami,
klinkáním v kostele.
Po hodině všechno mine,
pláč se v radost obrátí,
za mou duši až po uši
pít budou, hodovati.

Concitoyens et amis
suivront le cercueil, en pleurs,
ils me réconforteront en faisant sonner le glas,
dans l‘église, le clochettes tinteront pour moi.
Une heure après, tout est passé,
les larmes se changent en réjouissance,
et les voilà qui boient et festoyent,
pour le salut de mon âme, s‘en donnent à cœur joie.

 

  La majeure partie des poèmes de Hejda est écrite en vers libres rythmés, mais on trouve aussi chez lui souvent des couples de quatrains aux rimes croisées – forme prisée par un grand nombre de poètes tchèques : on pense à Halas, à Skácel (et à ses deux centaines de quatrains des recueils Oříšky pro černého papouška et Chyba broskví, Noisettes pour un perroquet noir et La faute aux pêches)… il me semble que les quatrains de Hejda s‘apparentent plutôt à ceux d‘Emily Dickinson. Entre intimité et communication, pudeur et aveu, visible et invisible, temps et éternité, extase et néant, ils ont cette puissance aphoristique qui, du vécu quotidien, fait émerger les réflexions les plus abstraites et qui embrasse les extrêmes jusqu‘à provoquer l‘étincelle de vérité. Il me faut, pour compléter cette ébauche d‘arbre généalogique de Hejda, mentionner aussi le nom de Deml – du Deml des Šlépěje (Traces de pas), combinant journaux intimes, correspondance, refléxions, polémiques, paraphrases, descriptions de rêves, aphorismes et textes en vers dans une œuvre qui transcende les préoccupations individuelles dans un universalisme proche de l’esprit baroque. Enfin, s’il fallait encore lui attribuer des ascendants français, peut-être arriverions-nous, à travers Seifert, à Apollinaire dont Hejda a traduit ce poème d’Alcools :

 

Automne

Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux
Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne
Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

Et s’en allant là-bas le paysan chantonne
Une chanson d’amour et d’infidélité
Qui parle d’une bague et d’un cœur que l’on brise

Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été
Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises

 

   On est surpris à la lecture des œuvres poétiques de Hejda par leur extraordinaire cohésion : d’un poème à l’autre, les mêmes motifs, à travers les mêmes formes, reviennent continuellement étoffer le même thème – mais il en est comme de la danse macabre : chaque représentation est fraîche et présente ses particularités propres. Valse mélancolique, comme son titre doucement baudelairien  – en français dans le texte – l’indique, apporte celle d’être le recueil de la nostalgie. Le grincement fait corps ici avec des textes qui, plutôt que la proximité de la fin, peignent l’écoulement de la vie. La tonalité reste mineure, le memento mori est tapi dans l’ombre, implacable, mais, ça et là, la musique s’arrête avec délectation à des harmonies plus tendres, plus résignées. Hejda, en Li-Po vieillissant, regarde ses amis mourir un-à-un, se rappelle d'endroits et d'objets aimés, revoit des femmes qui ont traversé sa vie, se souvient de ses voyages Angleterre, en France, repense à la mort de ses parents, les lieux évoquent des personnes, des artistes, morts ou vivants : Gellner, Hlaváček, Mácha, Šíma, Verlaine se côtoient… Ce ton plus lâche est équilibré par la construction interne du recueil, d‘une rigueur inhabituelle par rapport aux recueils précédents : d’une façon fluide, les poèmes s’enchaînent, liés l’un à l’autre par des motifs communs, l’ensemble est cadré par des textes en vers et l’idée de cheminement se trouve renforcée par une évolution de la forme fixe à la prose poétique en passant par le vers libre, puis par un retour progressif à la forme fixe, à nouveau par l’intermédiaire du vers libre – mouvement de decrescendo et de crescendo pour le rythme ternaire de cette valse ultime.

            …et le pèlerin redescend de Ještěd où il a passé la nuit. Sur la route, il croise les toits d’un reste de chemin de croix. Au village, il cherche l’auberge où, la veille, il pensait demander l’hospitalité. En ouvrant la porte, il se retrouve au beau milieu du cimetière. Mais la mort n’est plus là. Tu l’as vu, en chemin, avec son petit panier où dormait le corps d’un autre, mais elle est passée.

 

Note : Inédit en France

 Jean-Gaspard Páleníček
(Inspiré, pour les données biographiques, de la rubrique Hejda par J. Med,
in Slovník českých spisovatelů, 1945-1994, T. 1, Brána, 1995)

 

 

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