Avant-propos de
La maladie blanche
Karel Čapek, 1937
Bilá Nemoc, in Spisy, tome VII
éd. Český Spisovatel, 1992, pp. 263-265.
La première impulsion
qui conduisit à la présente pièce me fut fournie il y a des années
par une idée de mon ami le Docteur Jiří Foustka : un
docteur, qui découvre de nouveaux rayons capables d’éradiquer
les tumeurs malignes, trouve en eux des rayons mortels, grâce
auxquels il devient un autocrate et le funeste sauveur du monde.
J’ai gardé de cette suggestion l’image d’un médecin, qui, par
son remède, tiendrait en ses mains le sort de l’humanité. Mais
il y a de nos jours tant de gens qui tiennent ou qui voudraient
tenir en leurs mains le sort d’un peuple ou de l’humanité, que
je n’aurais jamais été tenté d’en ajouter un de plus, s’il n’y
avait pas une seconde motivation, plus pressante encore :
c'est en cela que réside l’essence de notre époque.
L’un des traits caractéristiques
des générations d’après-guerre est leur détachement de ce que
l’on nomme de ci de là, presque avec mépris, "l’humanité"* ;
mot dans lequel sont contenus un pieux respect de la vie et des
droits de l’homme, l’amour de la liberté et de la paix, l’aspiration
à la vérité et à la justice, et autres postulats moraux qui, dans
l’esprit des traditions européennes, étaient jusqu’alors compris
dans le sens du développement humain. Comme chacun sait, dans
certains pays et parmi certains peuples, un esprit tout à fait
différent s’est installé ; ce n’est plus l’homme, mais la
classe, l’état, le peuple ou la race qui est détenteur de tous
les droits et unique objet de respect, un respect cependant suprême :
il n’y a rien au-dessus de lui qui pourrait le restreindre moralement
dans sa volonté et dans ses droits. L’état, le peuple, le régime
est doué d’une autorité toute-puissante ; l’individu, avec
sa liberté d’esprit et de conscience, avec son droit à la vie,
avec son autodétermination humaine est tout simplement subordonné
physiquement et moralement à un ordre soi-disant collectif, mais
au fond tout à fait autocratique, qui a recours à la violence.
La situation mondiale actuelle voit cet esprit politique autoritaire
se heurter violemment à la tradition européenne d’une «humanité»
morale et démocratique ; ce conflit se fait de plus en plus
menaçant, année après année, à travers les évènements internationaux,
mais il est scellé dans des questions propres à chaque peuple.
Il transparaît le plus clairement à travers les tensions militaires
fréquentes de l’Europe actuelle, et dans la tendance grandissante
à la résolution violente et meurtrière des questions politiques.
En vérité, on peut aussi
bien décrire le conflit mondial actuel en termes socio-économiques,
ou bien le définir à l'aide de la terminologie biologique
de lutte pour la vie, mais son aspect le plus dramatique réside
dans le conflit entre deux grands idéaux antagonistes. D’un côté,
l’idéal moral d’une «humanité» universelle, de liberté démocratique,
de paix mondiale et d’aspiration à chaque vie et chaque droit
humain. De l’autre, un idéal dynamique et anti-humain*
de pouvoir, de domination et d’expansion nationale ou de toute
sorte, pour laquelle la violence est un moyen adapté et la vie
humaine un simple instrument. Exprimé en termes aujourd’hui courants,
il s’agit d’un conflit entre les idéaux démocratiques et les idéaux
d’une dictature absolue et ambitieuse. Et c’est précisément ce
conflit, dans son actualité tragique, qui a été à l’origine de
la rédaction de La maladie blanche.
Au lieu de la fictive
"maladie blanche", il aurait pu s’agir du cancer ou
d’une autre maladie, mais l’auteur s’est efforcé de placer, tant
que faire se pouvait, chaque motif particulier ainsi que la localisation
elle-même de la pièce dans les sphères de la fiction, afin qu’il
ne soit pas nécessaire de se réferer à une maladie, à des nations
ou à des régimes existants ; en outre, il lui a semblé que la
lêpre pouvait revêtir un certain caractère symbolique, comme signe
d’un profond boulversement de la race blanche, une telle épidémie
frappant l’homme d’aujourd’hui comme un retour au fléau de la
peste moyenageuse. L’auteur a intentionnellement bâti toute la
structure dramatique de son conflit sur le motif d’une épidémie
meurtrière, car l’homme pauvre et malade est le représentant typique
et immédiat de l’humanité, et sa dépendance de l’ordre moral et
de la bienveillance est la plus profonde. Deux grandes opinions
mondiales se heurtent ici, pour ainsi dire sur le berceau de la
douleur, et dans leur conflit se jouent la vie et la mort du genre
humain frappé par la lêpre. Celui qui représente la volonté de
pouvoir ne se laisse pas arrêter par la compassion pour la douleur
et l’horreur humaines ; celui qui, par contre, lutte contre lui
au nom de "l’humanité" et de l’aspiration à la vie,
refuse l’aide à ceux qui souffrent, car il endosse fatalement
une implacable morale de guerre. Au nom de la paix et de "l’humanité"
elles-mêmes, il tuera et mourra par hécatombes, dût-il sortir
victorieux de ce conflit. Dans le monde de la guerre, la Paix
elle-même doit être un combattant dur et opiniâtre. Au contraire,
le représentant du pouvoir et de la force devient lui-même un
de ceux qui réclament l’aide humaine, alors que sur lui roule
insensiblement l’irrésistible machine à massacrer qu’il a déclenché.
C’est précisément en cela que l’auteur a perçu le poids sans espoir
du conflit mondial que nous traversons ; à travers ce conflit,
ce ne sont pas seulement le noir et le blanc, le bien et le mal
qui s‘opposent, c’est à dire de grandes valeurs et une inconciliable
dureté de chaque côté, mais encore le bien, le droit et la vie
des hommes tout entiers. Il ne s’agit finalement que d’une cohue
sans pitié et sans aucune grandeur, qui piétine à mort indifféremment
les représentants des deux partis opposés. Voici les hommes que
"l’humanité" voulait protéger, voici la foule que la
volonté de pouvoir voulait mener à la grandeur et à la gloire
! Ce sont "tous tes gens", Galén, c‘est ton peuple,
Maréchal, et ce sont pour nous tous nos conflits historiques,
dont l’issue est incertaine, mais dans lesquels une chose est
indubitable : qu’en eux l’Homme payera un prix élevé et douloureux.
Qu’importe, vienne la guerre dont le grondement clôt La maladie
banche, il est certain que dans ses souffrances, l’Homme est
resté hors du salut.
L’auteur est conscient
que cette fin inéluctable et tragique n’est pas une solution ;
mais si l’on parle d’une véritable lutte qui se joue de nos jours
et dans notre monde entre de véritables forces humaines, on ne
peut résoudre cette question par des mots, et il faut laisser
la solution à l’histoire. Au moins pouvons-nous avoir confiance
en les générations futures, comme ces deux jeunes gens honnêtes
et sensés qui apparaissent à la fin de la pièce ; mais la solution
appartient à l’histoire politique et spirituelle, dans laquelle
nous ne sommes pas seulement engagés en tant que spectateurs,
mais aussi en tant que compagnons d’armes, auquels il appartient
de savoir de quel côté des forces opposées se situe le droit et
la vie tout entiers des jeunes nations.
Traduction Benoit Meunier
*humanita,
par opposition à lidstvo ou člověčenstvo
précédemment employés. Ce terme est à rapprocher de la notion
d’humanismus.
*« protihumanitní »