Voyage à Java
Konstantin Biebl (extraits, 1958)
Départ
Les fiacres et les voitures se tiennent devant
la gare Wilson comme près du théâtre avant
la fin de l'opéra. Il s'y tenaient hier et s'y tiendront
demain ; le chauffeur baille, l'auto dort.
Dans les couloirs, les salles d'attente et les restaurants, la
pelote de gens se déroule et s'emmêle ; les uns ont
les mains libres pour faire leurs adieux : ils accompagnent, embrassent,
bénissent et restent. Les autres ont les mains pleines
de bagages, de valises, de paquets, un parapluie planté
sous le bras, le billet qui dépasse d'un des gants.
Ceux qui attendent le train prennent l'air d'être entré
à l'instant au service des lignes ferroviaires. Ils adaptent
leur visage à leur uniforme (qu'ils n'ont pas encore mais
qu'ils vont recevoir d'un moment à l'autre), bien décidés
à remplir leurs fonctions consciencieusement ; à
chaque minute, ils contrôlent leurs montres, ils sont nerveux
et suspectent d'office le rapide d'être en retard.
Un soldat à la main bandée s'est mis à avaler
cigarette sur cigarette - apparemment, il déraille.
L'attente a ses gradations. Vous verrez que, bientôt, le
soldat va se lever et se mettre à arpenter la salle d'attente
avec ses bottes ferrées afin de calmer d'une façon
ou d'une autre sa rage qui monte.
Quelqu'un se tient près de la porte menant au quai. Doucement
d'abord, puis plus fort, il tambourine sur la vitre :
- Maudit train !
Mes valises m'entourent avec mes amis. Konrád avec ses
cheveux de nègre a le col remonté bien qu'il ne
fasse pas froid. Il fait sonner quelques couronnes dans sa poche.
Madame Longen plisse les yeux qu'elle n'a pas l'habitude d'utiliser
dans la matinée : ses yeux flous, aux couleurs sombres,
et pourtant brillants comme un soir sur scène.
Jamais, me semble-t-il, nous n'observons nos amis avec autant
d'importance que lors des adieux. Nous remarquons non seulement
leurs visages, mais aussi leurs vêtements, leurs tenues,
tout. Et nous n'en revenons pas :
- Jarka Bednár, de quoi tu as l'air ? Jamais tu n'as porté
de chapeau melon, voyons ?
Il me regarda sans comprendre :
- Mais si, toujours !
Tiens, tiens, Berta a les yeux gris-verts ? J'ai toujours pensé
qu'elle avait les yeux noirs.
- Et bien, ma vieille, comment es-tu coiffée ? Tu ne portais
pas de barrette avant ?
- Mais si, toujours !
Un léger froid passa le long de ma peau lorsque je remarquai
soudain que ma sur, ma petite sur, m'arrive au milieu
du visage. J'aurais juré qu'elle était moins grande,
qu'elle arrivait juste à la hauteur de mon cur.
Ces découvertes, peu de temps avant mon départ,
m'ont dérouté. Je ne reconnaissais plus mes amis
ni ma propre sur. Je montai dans le train tout étourdi
: ils étaient différents de ce qu'ils étaient.
Il me font signe avec un foulard, moi, je leur fais signe de la
main. Ils sont tout un petit paquet, un petit groupe de gens.
Je pourrais dissimuler mes amis sous la coquille d'une noix. Un
petit noyau d'amis presque sur le point de dessécher.
Je ferme les yeux dans le noir pour faire surgir l'image de ceux
que je viens de quitter. J'y arrive bien, je ne sais juste comment
coiffer madame Longen sous son chapeau qui est soudain devenu
transparent.
Le train pénètre des brumes qui dévalent
les champs et endorment. Bien qu'ils soient déjà
dans les brumes, je les reconnais tous, surtout au rythme de leur
démarche. Surtout à l'expression de leurs yeux,
moins à leurs couleurs. Je ne réponds pas du tout
de leurs costumes, maquillages, éventails et canes.
J'ai devant moi à présent
la tête de Jaroslav Seifert, la couleur de ses yeux n'est
pas la sienne : je lui fait essayer des yeux bleus, violets, rouges,
verts et même noirs, et je ne sais toujours pas lesquels
choisir.
J'ai rasé Karel Teige plusieurs fois et l'ai laissé
s'embroussailler à nouveau.
Pour ce qui est des costumes, comme je l'ai déjà
dit, c'est encore pire. J'ai fait essayer à Nezval une
douzaine de jaquettes de jockeys à rayures et pas une n'est
la sienne.
Josef Hora se ressemble, il a juste le chapeau de quelqu'un d'autre.
Le chapeau de Beethoven, je crois.
*
Port Saïd
Le soleil brûle. Les murs sont jaunes et
en mouvement, comme si du jaune d'uf s'écoulait le
long des pierres.
- Landsmann ! Je me retourne.
- Landsmann ! Landsmann ! les Arabes sourient d'une façon
si chaleureuse, comme s'ils demandaient leur fiancée en
mariage en lui proposant bijoux, or, tapis, soie et toutes sorte
de bibelots.
Le port lui-même, déposé sur le sable près
de la mer, dort toute la journée comme une femme qui s'ennuie
à la fin de la saison ; ce n'est que lorsqu'une colonne
de fumée s'élève au-dessus de la mer qu'elle
revit d'une vieille fièvre : Un nouveau bateau ! De nouvelles
possibilités ! De nouveaux succès ! Et avec chaque
nouveau bateau, la ville change de drapeau pour arborer celui
des nouveaux-venus.
Je suis assis dans un café. Un noir joue Donauwellen au
piano. J'ai déjà acheté tellement de cigarettes
que j'en ai construit toute une pyramide sur la table. J'ai acheté
tellement de cartes postales que Prague entière n'a pas
autant d'habitant. Et pourtant ces diables noirs m'en fourrent
toujours à nouveau d'autres centaines sous le nez.
- Landsmann, achète une carte postale ! et il est déjà
en train d'y coller les timbres.
- Landsmann, achète des cigarettes ! et au moment où
vous ôtez de votre bouche votre propre cigarette allumée,
il vous y insère une neuve sous prétexte que vous
goûtiez " les siennes ", et le voilà déjà
en train de l'allumer. Soudain, vous êtes tout surpris d'avoir
cinq cigarettes allumées et un nouveau fume-cigarette au
bout de chacune d'elles.
*
Au coin de la rue, je tombai tout droit dans
les bras du Belge [rencontré sur le bateau] et de sa femme.
Pourquoi tant de hâte, me dit-il ? Et puis quelle idée
de courir par cette chaleur. Il regarda mon manteau de toile plein
de sueur sur lequel étaient apparues d'humides taches bleues
et, comme s'il était en train d'étudier une mappemonde,
il dit :
- Ici, en Afrique, ce n'est pas comme chez nous.
Il m'enjoignit d'aller avec eux à la mosquée.
- Vont-ils nous laisser entrer ?
Il me montra l'Arabe [qui allait nous guider]. Nous marchâmes
longtemps, très longtemps, à travers une série
de rue européenne, tournant tantôt à gauche,
tantôt à droite, puis en avant et à nouveau
en arrière le long d'habitations arabes, faites de planches
et ressemblant à de grandes cages à lapins ou à
des pigeonniers sur le point de s'écrouler. Et, effectivement,
de leurs trous sortent des lapins, des poules, des cochons et
des tourterelles s'en envolent. A la vue d'une chèvre tachetée,
je reconnus que c'était la troisième fois que nous
traversions cette rue-là, mais je ne dis rien et au dedans
de moi, je me moquais de l'Arabe qui pensait nous mener en bateau.
J'aurais pu passer par là encore cent fois. C'était
la plus étrange et la plus mystérieuse rue du monde.
Elle n'était pas trop longue, ni même trop courte
et c'en était d'autant plus surprenant lorsque, d'un côté,
voguait en elle un bateau à voile et que de l'autre y entrait
un chameau venu droit du désert.
Les [femmes] arabes que nous rencontrons sont belles, autant que
l'on puisse en juger d'après la stature élancée
de leurs corps. Elles se déplacent entièrement voilées
de noir et lorsque quelques-unes d'entre elles s'arrêtent
pour causer un peu, on dirait un bosquet de cyprès. Sur
le trottoir, le plus souvent, elles détournent le regard
ou bien le dirigent-elles droit sur vous. Leurs yeux sont grands
et étrangement tristes, avec de profondes ouvertures noires
dans lesquelles on pourrait enfouir des cercueils.
Justement, trois d'entre elles vont vers nous. Elles nous ont
évité. Je traverse exprès le trottoir et
passe juste à côté d'elles ; elles détournent
la tête.
- Comment est-ce possible ? Une de ces mahométanes porte
un rosaire à la ceinture ?
- Bien sûr, dit en riant la femme du Belge. Ce sont là
les religieuses qu'il y avait sur notre bateau.
Nous passons à côté d'un jardin où,
pour la première fois de ma vie, je vois pousser et fleurir
des bananiers. La grappe de fruits ne surprend pas, on connaît
ça. Mais cette fleur ! Noire sombre, presque violacée
! Et quelle forme ! Mon Dieu, où donc l'ai-je déjà
vu ?
- Ca y est, je sais, c'est le cur que j'ai extrait une fois
en salle de dissection de cette prostituée noyée.
J'ignore d'où m'est venu l'idée
de tenir à nouveau dans les mains cette fleur, ce cur
de banane. Je montai sur le muret et passai la main à travers
les épais barreaux de la barrière de fer. Il fallut
employer toute ma force tant il était dur d'arracher la
fleur. Mais les barreaux étaient étroits et le cur
était grand. Je dus le lâcher par terre, à
l'intérieur du jardin. Je me mets à chercher une
entrée. Il n'y en a pas de ce côté. Je tourne
au coin du jardin et devant moi se dresse la mosquée.
Je voulus appeler mes amis du bateau. Mais ils avaient disparu
entre-temps.
*
La mosquée
On entre dans la cour par un étroit portail
de pierre.
Plusieurs croyants se rinçaient les pieds et les mains
près d'un réservoir de purification. Un vieillard
fanatique, ayant ôté tous ses vêtements hormis
sa chemise, s'immergea tout entier dans le bac, mais il ressortit
tout de suite de l'eau qui devait probablement être trop
froide. Le voilà tout malheureux qui élève
le coin de sa chemise en l'essorant.
Sur le devant se trouvent de hauts murs et aucune verdure. Je
fais le tour de la cour. Quelques conifères et quelques
bananiers se pressent contre le mur de la barrière qui
est basse à cet endroit, juste en face de l'entrée
arrière de la mosquée.
Par terre gît la fleur arrachée.
Je me dirigeai vers elle mais, au même moment, je fus stoppé
par un Arabe ; levant haut les sourcils, il me barra la route
en écartant les bras. Il se mit à me parler en arabe.
Immobile, je l'écoute. Le ton de sa voix montait, pourtant,
je n'ai entendu aucun des deux mots arabes qu'emploie avec tant
de plaisir le steward Richard. Non, décidément,
il ne savait pas engueuler correctement.
Je me mis à lui parler en tchèque, ce qui n'amena
aucun résultat. Enfin, d'après ses vives gesticulations
(il n'arrêtait pas d'indiquer de la main l'entrée
puis, directement, les arbres), je jugeai qu'il n'était
probablement pas permis de traverser l'espace qui s'étend
depuis la porte arrière de la mosquée. Etant donné
que je n'avais jamais rien vu de semblable auparavant, bien que,
durant la guerre, j'aie pu observer un grand nombre de mosquées
(en Bosnie, en Albanie, au Monténégro), je ne garantis
pas la justesse de mon interprétation. Quoi qu'il en soit,
l'important pour mon histoire est qu'on m'a empêché
de ramasser la fleur de bananier tombée justement en ces
endroits sacrés et inaccessibles.
Je décidai, puisque j'étais là, de jeter
un coup d'il à l'intérieur de la mosquée
par l'entrée libre, celle utilisée par tous.
Pour ne pas déplaire aux Arabes environnants, je voulus
montrer qu'entrer dans une mosquée n'est pas pour moi chose
légère. J'ôtai mon manteau et, désireux
d'allier le pratique à l'utile (étant donné
qu'il faisait une lourde chaleur), je me lavai les mains et le
visage près du réservoir de purification, un peu
comme un soldat qui se tient près de la pompe à
eau, le matin, dans la cour de la caserne. Je coiffai mes cheveux
mouillés, arrangeai ma cravate, afin de paraître
devant la face d'Allah comme il se doit. Puis, j'ôtai mes
souliers jaunes en commençant par le soulier gauche et
je les déposai en rang, à côté d'une
paire d'énormes sandales bédouines. A les regarder
comme ça, tous ces souliers, il me vient à l'esprit
que monsieur N. de Libochovice et ce Bédouin-là
ont les plus grands pieds du monde. En effet, à côté,
mes chaussures avaient l'air de petites bottines pour enfants.
J'entrai dans la mosquée en chaussettes blanches et, étant
presque entièrement vêtu de blanc, j'avais une sensation
de grande solennité, un peu comme une demoiselle d'honneur.
Les Arabes, plus surpris qu'indignés, lèvent leurs
yeux absents, noyés dans les prières. Puis, ils
retombent dans leur état somnambulesque. Le hadji lui-même,
assis par terre, les jambes en croix, s'appuyant légèrement
de l'épaule contre un pilier blanc, me regarda, sans s'arrêter
de réciter le coran.
La maison d'Allah est simple. Les murs sont blancs et vides, éternellement
baignés d'obscurité comme partout où séjourne
dieu. Allah n'a pas d'autel. Il préfère plusieurs
longs tapis persans librement suspendus. Les femmes n'ont pas
le droit de venir parmi les hommes en bas dans la mosquée.
Une place spéciale leur est réservée, surélevée
un peu comme une tribune.
Le hadji ne cesse de lire à voix haute d'une voix forte
et monotone, pareille au chant des cigales. Les croyants s'endorment,
s'inclinant comme en rêve, et puis ils se réveillent
en donnant un bon coup de front contre le pavé. Le hadji
lit tant et tant qu'il s'endort lui aussi, mais il ne s'arrête
pas et continue de prier, le dos complètement appuyé
contre le pilier à présent. Son épaule glisse
sur le pavé et le coran lui tombe des mains. Le coran et
le hadji gisent tranquillement allongés. Nombre des croyants,
emmitouflés dans leurs hardes, les jambes croisées
en dessous d'eux et leur bras sur la poitrine, sentent à
présent l'incommodité de la position dans laquelle
ils se sont endormis ; et leurs bras croulent peu à peu
; leurs jambes s'allongent ; tous leurs corps se déroulent
comme une rose de Jéricho. Je sens la fatigue m'envahir.
Une fatigue terrible, multipliée par celle de tous ces
gens qui dorment ou s'endorment.
Ma volonté me disait : pars vite !
Cependant, mes jambes étaient lourdes comme du plomb, je
voulus faire au moins un pas : elles ne m'ont pas obéi
! Mes genoux cessèrent de me porter, abattus par leur propre
poids, je dus m'asseoir par terre.
Ma pensée me disait : lève-toi !
Et cette pensée était si forte qu'elle sortit hors
de moi et que je la vis partir avec mes propres traits juste au
moment où je m'allongeai sur le tapis. Alors que je m'endormais,
je m'entrevis encore en train de remettre mes chaussures à
l'entrée de la mosquée, en commençant par
le pied gauche. J'allai droit derrière la mosquée,
vers l'Arabe gardant l'entrée interdite. Il ne voulu pas
me laisser passer. Je n'avais pas le droit.
Je fis un pas en avant. Il voulut m'attraper par la manche mais
son poing ne se referma que sur du vide, comme si ce qu'il avait
attrapé n'était que de l'air. Il prit peur et essaya
de me serrer des deux bras autour de la taille ; il ne serra que
lui-même. Je n'avais pas senti la moindre pression lorsque
ses bras traversèrent mon corps. Je vis comme il tremblait
de terreur tout entier. Afin de la surmonter, il se mit à
m'injurier et à crier. Je lui dis les deux mots que j'avais
si souvent entendus le stewart Richard dire. Il enragea. Il sortit
un long poignard et le souleva au-dessus de mon cur. Ma
poitrine n'opposa pas la moindre résistance. Il s'écroula.
Et étant donné qu'il se tenait en plein contre moi,
sa tête traversa ma tête et son cur traversa
mon cur.
*
Je me retourne.
Il est allongé par terre en train de mourir. Du sang dévale
de sa poitrine. Il murmure quelque chose d'impérieux, quelque
dernière volonté. Il parle si bas que je dois approcher
mon oreille jusqu'à sa bouche. Il parle tchèque.
Mais je ne comprends pas le tchèque et je lui demande en
arabe ce qu'il veut. Il me regarde et se tait. Enfin, il lève
la main avec peine, montre du doigt la fleur gisant sous le bananier
et expire. Sa main n'est pas retombée. Elle est restée
figée en l'air.
*
Nous sommes restés seuls, moi et le mort.
Il n'y a personne aux alentours. Je m'en suis assuré par
deux fois. Je me mis à fouiller le mort. Ses poches étaient
pleines de cigarettes et de carte postales. Il y en avait des
centaines. Dans la poche intérieure, je trouvai quelques
guldens hollandais, pas beaucoup, un passeport et une espèce
de carte d'identité intitulée " US Devětsil
". Le mort devait être le membre de quelque club sportif.
De l'autre côté de la carte se trouvaient des vers,
griffonnés au crayon.
*
J'entends crisser le sable ! Des pas s'approchent.
Je reconnais les pas d'un Européen. Les Arabes ne marchent
pas comme cela ! C'était le Belge et sa femme et derrière
eux, leur guide. Ils virent le cadavre et la femme se mit à
crier, comme si elle le reconnaissait :
- C'est notre ami du bateau !
Le Belge se mit à me poursuivre :
- Attrapez-le ! Attrapez-le ! Cet arabe, là !
*
Lorsque je me réveillai, il faisait déjà
nuit. La mosquée était vide. Seule la lune brillait
sur le seuil à l'entrée.
Mes chaussures n'étaient plus là.
Traduction par Jean-Gaspard Páleníček