Les tableaux parisiens
III/ Une mosaïque de gens et de vie
Parfois le courant
de la vie parisienne se heurte à un obstacle et un tourbillon
se crée alors. Les vagues se mettent à tourner
sur elles-mêmes et les gens sont ballottés, n'avançant
plus qu'à peine de ci de là. Mais à la
place d'Océanides sur un rivage de sable, il y a des
grands-mères qui vendent des beignets, à la place
d'Éole sur son rocher, il y a un chanteur ambulant en guenilles
qui entonne des refrains parisiens de foire. Arrêtons-nous,
regardons un morceau de cette vie parisienne, écume colorée
sur les vagues tourbillonnantes. Nous sommes sur une large place
entourée de bâtisses neuves, d'où rayonnent les
boulevards. Si nous enlevions la terre meuble sur laquelle les
omnibus filent en silence, nous trouverions un sol plus meuble
encore, et gorgé de sang; si nous fermions les yeux nous
frémirions d'entendre dire que nous nous tenons là
où se dressait la Bastille. Mais en les ouvrant, nous voyons
que tout sourit autour de nous, comme venant de naître,
et que seule, au milieu de la place, une colonne sombre et haute
à vous donner le vertige rappelle sévèrement
le passé. Les noms de ceux qui sont tombés lors
de la Révolution de Juillet s’enroulent autour d'elle
en d'émouvantes arabesques : peut-être ce soldat
qui contourne lentement l'ange tremblant de la liberté
pense-t-il à eux. Mais foin de ces pensées! La
voix perçante de ce garçon hâlé debout sur sa charrette
nous en arracherait d'ailleurs brutalement. Une foule de curieux
l'entoure, se gausse de lui, mais l'écoute cependant.
Son visage de parfait hâbleur est beau et viril, ses yeux
sont étincelants et pleins de vie, mais son teint caucasien
est à la limite de ce que l'on peut imaginer tant il
est sombre. Le comique le plus habile pourrait lui envier sa
langue agile ; ses vêtements font preuve d'une fantaisie
exotique. Des plumes d'autruche de sept couleurs - c'est la
parure des Indiens - flottent sur sa tête que ceint un
large diadème émaillé d'où pendent en enfilade
des pierres de verre grosses d'un pouce. Son vêtement
lâche de velours usé tombe fièrement sur
son corps et des Toisons d'or et d'autres décorations,
aussi fausses qu'étincelantes, se balancent sur sa poitrine.
Dans une main, il tient une faux à moitié aiguisée
: dans l'autre, un rasoir. Et voilà qu'il se met à
les frotter l'un contre l'autre. Ses propos sont des plus imagés
; ce qu'il pourrait dire en un mot, il le dit en cinquante et,
même quand il parle du crachat sur la pierre à
aiguiser, il le dit dans un style fleuri. Il vend des meules
et des graisses, mais il est aussi satisfait quand les auditeurs
emportent gratuitement quelques tracts à l'adresse de
son patron au bout d'un quart d'heure de discours. Ensuite,
il ôte son diadème, il enfile un léger manteau
brun et attend que ses poumons soient à nouveau en état.
C'est un vendeur de
crayons qui a ressuscité à Paris cette mode des
camelots costumés : il a maintenant de nombreux adeptes
et un chevalier en armure complète, la ventaille baissée,
se tient sur une deuxième charrette à côté
de l'Indien. Un instant d'attente pour qu'il la relève
et voilà qu'une cataracte de mots va nous convaincre
de lui acheter une enluminure à deux sous. Deux sous,
ce n'est pas beaucoup pour avoir en échange l'agréable
conviction que les histoires allemandes de Krahwinkel (18) sont
si semblables aux histoires françaises, que la farce "d'origine"
viennoise est encore plus authentique à Paris.
Trois pas plus loin,
un vieillard souriant parle aux badauds captivés. Il
les invite à boire en amis pour leur apprendre comment
surprendre et régaler leurs hôtes. « Vous
me demandez comment je peux vous régaler avec les boissons
promises alors que j'ai seulement un verre dans les mains? Eh
bien ébahissez-vous! » Et les spectateurs sont ébahis
qu'en versant un peu de sirop, il change l'eau pure en vanille
ou en anisette... À deux pas encore, un homme est assis avec
tout un stock de cornues et d'alambics remplis d'une liqueur
colorée - connus aussi chez nous - grâce auxquels
on mesure « la température du sang, la santé
et la durée de la vie ». Il n'écoule pas
sa marchandise et il regarde pensivement le vendeur voisin qui
injurie un gamin de n'avoir pas mendié assez d'argent
auprès de sa mère pour s'acheter de la glace pour
un sou. Le gamin aimerait bien manger une glace, il aimerait
bien participer à la loterie, miser sur le pain d'épices
ou la pâte d'amande et tenir comme les autres le bâton
aplati et allongé sur lequel sont inscrits les numéros,
simple bâton pour que personne ne puisse le voler. Le
pauvre petit ne peut profiter gratuitement que des chansons
« historiques et autres ». L'une d'entre elles évoque
justement Puebla. Les chansons valent aussi un sou avec leur
texte prosaïque et une très belle illustration qui est
en général si peu explicite qu'elle convient à
tous les thèmes.
D'autres tourbillons
humains se forment : dans le jardin du Luxembourg, jeunes et
vieux, nantis et humbles prennent plaisir à jouer à
la balle ; au Palais de Justice, les nerfs se tendent à
craquer lors des procès ; à la Morgue, on pleure
et on se lamente. La Morgue est une petite bâtisse basse,
à proximité immédiate de la Seine qui lui
apporte ses victimes les plus nombreuses. Tout cadavre inconnu
trouvé à Paris est amené à la Morgue.
On l'y déshabille, on le lave - si nécessaire
est - et on le met sur une couchette noire cerclée de
métal jaune, le visage tourné vers une verrière
d'où le public peut le regarder. Un petit tuyau arrose le visage
des noyés de manière à ce qu'ils restent
plus frais. Les vêtements qui ont été enlevés
sont suspendus au dessus du corps. Il y a une douzaine de couchettes
mais j'ai vu au plus cinq cadavres en une journée. C'est
le spectacle d'un couple de vieillards qui m'a le plus impressionné.
Ils étaient allongés comme s'ils sommeillaient
et un sourire flottait presque sur leurs visages : ils
étaient apaisés au suprême degré.
Ces pauvres gens s'étaient probablement profondément
endormis, usés par l'âge, comme un ouvrier après
un dur et long labeur. L'homme simple ne traversera pas le pont
voisin sans s'arrêter à la Morgue ; il est toujours
poursuivi par la crainte secrète d'y trouver quelqu'un
de cher. Quand la Morgue est fermée - ce qui se produit
quand on dispose de nouveaux corps - une foule dense s'agglutine
devant la petite maison. J'y ai vu l'épouse et la fille
d'un ouvrier qui n'était pas rentré chez lui depuis
plusieurs jours. Elles avaient les yeux en feu d'avoir pleuré
et leurs traits étaient marqués par une terrible
et immense tension. Les personnes présentes s'écartaient
avec compassion, les deux femmes se faufilèrent jusqu'à
la vitre : leur regard parcourut en un éclair les cadavres.
À nouveau rien. Nouvelle incertitude et nouveaux sanglots, un
état plus éprouvant encore qu'une certitude.
Passons le pont Saint-Michel,
prenons la rue sur notre droite et nous nous trouvons dans un
nouveau tourbillon plus vivant et plus gai, celui des étudiants
qui sortent d'un cours de médecine. Ce fameux étudiant
parisien est toujours partisan du mariage sauvage avec les grisettes
et d'un libéralisme résolu et puissamment explosif
dans les périodes difficiles ; il n'a rien de frappant
dans son aspect extérieur et, en général,
ne ressemble en rien à un étudiant. Il fait ses
universités le plus confortablement du monde même
s'il vit dans le besoin. L'étudiant français m'a paru
plus âgé que l'étudiant tchèque.
On le suivra dans ses divertissements à la Closerie des
Lilas et ailleurs pour faire plus ample connaissance et saisir
tout de lui, y compris ces comptes très étranges
du Grec (un juif) dont parle Murger dans son savoureux roman
La vie de Bohême. Le Grec lui prête de l'argent,
par exemple un demi-franc, lui reprend ses vieilles chaussures
et lui achète de la pommade à moustaches, du "tabac
morave", une canne ; en bref, il lui retire le plus consciencieusement
du monde jusqu'à sa chemise.
Mais le tourbillon
le plus bariolé, le plus vivant, le plus bruyant, est
aux Champs-Élysées, au jardin des Tuileries, près
de la tour Saint-Jacques, devant le Conservatoire national des
Arts et Métiers, en règle générale
partout où il y a quelques arbres et un peu de sable à
l'ombre. On y trouve des servantes et des mères avec
leurs enfants qui jouent et se roulent dans le sable, sautent
à la corde, font des rondes, se livrent à des
jeux de société et - comme l'indique le Baedecker
- chantent Où est la marguerite ? Toute une série
de théâtres de marionnettes leur sont destinés,
de même que les manèges équipés de
cerfs, de petits chevaux de bois et de petits bateaux, et que
les élégantes voitures d'enfants tirées
par des attelages de quatre chèvres, poilues ou pelées,
noires ou blanches, cornues ou non.
L'observateur attentif
est surpris de ne voir ni nourrisson, ni enfant en bas âge,
ni gamin de plus de sept ans. À Paris, les enfants ne connaissent
guère la vie familiale. À peine le bébé
est-il né qu'on l'apporte par un beau matin à
la mairie d'arrondissement où l'attendent des nourrices venues
de la campagne. L'inscription et la conclusion de l'accord sont
réglées administrativement, puis la nourrice emporte
l'enfant ; et les parents récupèrent leur moitié
de sauvageon seulement trois ans plus tard. Une fois qu'il a
un peu grandi, le garçon est mis au pensionnat où il entre avant
huit heures : il y est instruit, nourri, diverti, puis revient
chez lui vers neuf heures du soir pour se coucher. La fille,
elle, pleure dans le giron de sa mère parce qu'on la
met au couvent, qu'elle ne passera qu'une heure ou deux par
semaine avec ses parents et qu'elle n'en sortira que six mois
avant l'âge du mariage.
Ainsi sa vertu sera-t-elle
protégée et elle saura comment se comporter avec
ses enfants. Un nourrisson serait une charge trop lourde pour
la Parisienne, mais un petit de trois ans qui commence à
gambader est déjà un agréable jouet : avec
un beau vêtement, il devient une parure qui rend sa mère
plus séduisante ; les enfants plus âgés
sont déjà un handicap. Quelle différence
avec nos mères tchèques! Au milieu de ces mères
parisiennes, j'ai été profondément ému
par cette Tchèque qui passait justement à Paris
et qui avait refusé de régler sa montre - qui
avançait d'une heure - pour suivre à la minute ce que
faisaient ses chers enfants restés à Prague.
Les enfants rentrent
en bonne santé de la campagne, on leur met les plus beaux
effets, ils portent la coiffure la plus seyante et, ainsi, les
étrangers ne voient nulle part ailleurs autant de jolis
bambins. Par la suite, cette beauté s'estompe un peu.
Depuis l'époque où les troupes françaises sont allées
jusqu'à Moscou et où les Cosaques sont venus à
Paris, les types européens se sont mélangés
et, pas plus chez les Parisiens qu'ailleurs, on ne distingue
de traits typiques. C'est seulement chez de nombreuses servantes
que j'ai remarqué les mêmes caractéristiques
: peau sombre, cheveux et yeux noirs, solide constitution osseuse
et forte corpulence. Cette ressemblance est d'autant plus frappante
qu'elles portent le même costume simple : une robe gris
foncé, un tablier et un petit chapeau blanc, qui rappelle
les religieuses. J'ai demandé à l'une d'elles
d'où cela provenait. Elle ne le savait pas bien mais elle m'a
parlé du sud.
En général,
j'ai vu bien plus d'hommes beaux que de belles femmes. La Parisienne
est d'habitude de petite taille et elle est plus agréable
que jolie ; mais elle sait se mettre en valeur grâce à
ses toilettes simples et élégantes, à ses
coiffures de bon goût, à sa poudre et à
son fard, parfois même à une mouche habilement
placée sur le visage et, surtout, grâce à
sa vivacité et à son infatigable mobilité.
La photographie d'une Parisienne est une chose morte parce que
l'original perd tout son charme dès qu'il se fige un
instant. La Parisienne sait joliment porter ce duvet si fréquent
ici et si rare chez la Tchèque, qui orne sa lèvre
supérieure et qui, d'ailleurs, est rien moins que « léger ».
C'est seulement à Paris que Heine a pu écrire
son Oder lasse dich rasieren.
Le sergent de ville
parisien circule avec sérieux et se glisse en pilote
expérimenté au milieu de tous ces tourbillons.
Qui est habitué à des policiers vêtus de
toile austère et armés jusqu'aux dents ne reconnaîtra
pas celui-ci. Aussi élégant qu'un homme du monde,
il se tient discrètement à sa place, mais c'est
justement ainsi que rien d'important ne lui échappe bien
qu'il ne lui vienne jamais à l'idée de se mêler
de balivernes. La coupe de ses vêtements est semblable
à celle d'un fonctionnaire autrichien : un tricorne (19),
un habit et un pantalon d'une belle étoffe bleu-marine,
une épée sur le côté. Sa politesse
et sa bonne volonté sont exemplaires ; il rend service
à tout le monde et du mieux qu'il peut. Et quand il arrive
que quelqu'un s'adresse à lui dans une langue étrangère,
il s'efforce de deviner ce que veut son interlocuteur d'après
quelques mots ou gestes. Les étrangers n'ont donc aucun
rapport avec la police, sinon deux ou trois jours après
leur arrivée : un fonctionnaire leur rend alors visite
pour noter leur nom, leur état et leur provenance. La
nuit, les sergents de ville marchent par paire, à cent
pas les uns des autres ; ils portent un képi léger,
un large pardessus noir à capuche, avec, dit-on, un revolver
à l'intérieur.
L'activité de
la police secrète de Paris est spécialement réputée
et célèbre. Elle a réussi à faire
de cette Sodome sur Seine, dont la mauvaise réputation
est établie, une cité plus paisible la nuit qu'une
petite ville idyllique de Rhénanie. Il m'a pourtant été
donné l'occasion de faire la connaissance d'un pickpocket
quelque peu malhabile. J'étais en train de me promener
devant le Gymnase dramatique en attendant le début d'une
pièce quand j'ai soudain senti une main étrangère
dans ma poche. Je l'ai prise rapidement, l'ai sortie et un homme
vêtu d'une blouse sous laquelle il portait un autre vêtement
noir passa devant moi d'un pas lent et aisé. Il s'arrêta
quelques pas plus loin en regardant la foule qui se pressait
sur les boulevards. Le gars conservait un calme olympien! [...]
- Chapitre
VIII : Les Slaves à Paris -