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Extrait des Mémoires (1959)
de Vítězslav Nezval

A propos de Biebl

 

    Les souvenirs sur la période du surréalisme me ramènent la personnalité que fut mon ami Konstantin Biebl et qui, après la mort de Wolker, s'était quelque peu dissoute pour moi dans le brouillard des jours aventureux. Non pas que nous ne nous rencontrâmes plus au cours de ces longues années. Au contraire, nos rencontres étaient chaleureuses, tempestueuses, et elles effaçaient la frontière entre le jour et la nuit. Et pourtant, nous ne sombrions jamais ensemble dans une bête vie de bohème, nos rencontres avaient quelque chose des contes orientaux et Konstantin Biebl y brillait comme un conteur à la langue enflammée. C'est ainsi que j'obtenais des nouvelles à suivre sur ses connaissances, vieilles et récentes, et je me sentais bien avec lui. Au début, je pensais que les histoires de Kost'a venaient en partie du royaume de la fantaisie et de la mystification. A la fin, toutes se sont vérifiées et c'est un grand dommage que Konstantin ne leur ait pas consacré sa plume. Plus tard, lorsque je fis personnellement la connaissance de Sona Špálová qui se plaisait à arborer l'apparence trompeuse de la nièce de Krasinski, plus tard, lorsque les êtres originaux qu'étaient les amis de Kost'a m'apparurent comme dans une sorte de musée de figurines de cire, je compris l'étrange caractère exalté de Kost'a, caractère que n'avait personne d'autre. Le côté littéraire de ses histoires semblait ne pas l'intéresser. C'est ainsi que, de son voyage à Java, il ramena un livre de beaux vers et d'innombrables proses poétiques dont seule une partie est conservée. Il n'avait pas l'intention de faire une véritable carrière littéraire. Et en même temps, il voyait clairement non seulement les mystérieux liens émotifs sur lesquels reposait son monde doré d'exotisme, mais aussi les simples liens sociaux qu'il apprenait à voir grâce à Marx et à Lénine. Il avait plusieurs types de mondes et dans chacun d'eux, un autre type de gens qui l'intéressaient et avec qui il était lié. Parmi ces gens, on comptait ses amis des temps de guerre, ses collègues de la faculté de médecine, ses amis de Louny et de Slavětín, des femmes de divers milieux et des gens de lettres de divers cafés. En leur compagnie, il fuyait les uns pour les autres et se fuyait lui-même. Partout, on était heureux de le voir, partout, on l'accueillait avec enthousiasme, il payait de son précieux temps la liberté de ses ailes qui ne rampèrent jamais au ras du sol. De la vie, il n'exigeait rien de tout ce que l'on demande. Non pas qu'il se fut voilé d'une quelconque fierté, il était même presque trop modeste, cependant, il ne s'était pas habitué à se battre pour quoi que ce soit. La noix de muscat qu'il m'a ramenée de Java fait partie de mes talismans les plus chers et nos rencontres font partie des heureux moments de ma vie. Nous fîmes connaissance de façon plus intime seulement plus tard et ce n'est qu'alors que je compris quels gouffres d'émotions et de sensations voilaient le sourire de Biebl. Lorsqu'il se fut marié et qu'il eut achevé son voyage en Afrique du Nord, on aurait dit que sa vie allait se stabiliser. Je me souviens comme il nous a invité une fois, moi et Vladislav Vančura, dans sa vieille maison à Louny où il vivait avec Marie et où fleurissait la musique classique. Il était aussi nerveux dans sa nouvelle maison que partout ailleurs. Il apprit à conduire et venait parfois nous trouver à Prague pour nous conduire à Mělník, ou ailleurs où régnait une absolue liberté.

    Il se plaisait de nous raconter un incroyable accident qu'il avait vécu avec des amis. Lors d'un brusque virage dans un quelconque village, la conduite de l'automobile cessa de répondre et toute la société se retrouva sans conscience dans les épaves de la voiture. La police pensa d'abord que tous les passagers étaient morts. Ils étaient tous gravement blessés et Kost'a aussi. Lors du choc, il sentit dans sa tête paraît-il un faible craquement, comme un froissement de papier, et il perdit connaissance. Après cette expérience, il soutenait que mourir d'une chute ne devait pas être méchant, et ses yeux brillaient lorsqu'il développait cette idée.

    Je me souviens avec un très grand plaisir des quelques visites que nous lui rendîmes dans sa maison à Slavětín. Cette maisonnette avait le charme archaïque des nouvelles de Gérard de Nerval et Kost'a s'y sentit heureux pendant longtemps. La mère de Biebl, la mère, forte et belle, de Biebl ! Kost'a n'avait pas sa résistance ni son énergie. Il tenait probablement de son père et devait avoir hérité de son système nerveux. Il fut des jours où Kost'a s'abandonnait à une timidité aux proportions énormes. A chaque fois que venait parmi nous un hôte venu de l'étranger, même s'il s'agissait de quelqu'un que Biebl aimait beaucoup, comme Paul Eluard par exemple, Kost'a disparaissait de Prague sous prétexte qu'il a honte de parler un français imparfait. Lorsqu'il s'enfermait, rien au monde n'aurait pu le forcer à délaisser sa timidité. Sans aucun doute, ce trait de caractère était en opposition avec son vif goût pour l'aventure qui le poussait souvent à sauter à pieds joints dans le feu. Il ne supportait pas les rapports de pouvoir en littérature et en art. Partout où il en rencontrait, il protestait de tout son cœur, puis par un silence dans lequel toutes ses expériences amères se gonflaient en prenant le poids d'une protestation.

    Kost'a détestait l'agressivité humaine. Pendant la révolution, il marchait dans Prague et savait pour l'avoir vu ce qui se passait et où. Il ne pouvait supporter lorsque certains officiers de la rue praguoise décidèrent d'imiter par des actes cruels ceux des nazis.

    Je me souviens bien des jours où la pancréatite s'apprêtait à naître dans ses entrailles. C'était dans la pâtisserie de Šafarík où nous aimions nous rendre avec Kost'a et où il ne buvait déjà plus que du thé pur. Un jour ou deux plus tard, la maladie était là, le transport à l'hôpital et les souffrances sans borne au cours desquelles Biebl fit montre d'une grande discipline.

    Je n'oublierai jamais le week-end où nous décidâmes avec Taufer et Štoll de nous rendre à Karlovy Vary où Biebl se soignait de sa maladie. Taufer venait alors de traduire les grands poèmes de Maïakovski et il nous les lit dans quelque pièce perdue d'un des bâtiments thermaux. Pour nous tous et pour Biebl également, ce nouveau Maïakovski grandiose était une découverte. Kost'a était justement en train d'écrire ses poèmes révolutionnaires et le ton de manifestation de Maïakovski était alors assez proche de sa propre position poétique. A l'époque, Biebl écrivait des dizaines, des centaines de vers, voire de poèmes, et après son retour de Karlovy Vary, il nous en lit quelques-uns. Hélas, la plupart fut touchée par un destin cruel en ces jours où Biebl, en délire, décida de brûler tous ses manuscrits. J'étais à Brno lorsque la catastrophe de Biebl advint, sans que l'on puisse s'attendre à quoi que ce soit.

    Quelques jours avant la Toussaint, Kost'a m'appela disant qu'il devait me parler. Je me rendis immédiatement à son appartement, envoyai le chauffeur régler quelque affaire et allai me promener avec Kost'a le long des quais de Smíchov. Ce que Biebl me dit cette fois-là d'une voix faible et fiévreuse aurait pu me laisser deviner quelque chose, malheureusement, je ne devinai rien. Biebl me parla d'un homme en blouse d'ouvrier qui range les chaises dans une petite brasserie et se plaint des conditions présentes, les comparant aux conditions d'une colonie. Biebl voit en lui un agent provocateur qui sait que lui a été dans les colonies et que c'est pour cela qu'il parle de répressions coloniales. Biebl est effrayé par une série d'expériences semblables que j'aurai considérées comme les effets d'un délire de persécution chez quiconque d'autre, mais qui, dans la bouche de Biebl, me donnent l'effet d'une espèce de Nadja politique. Kost'a soutient aussi que tous les membres de ma maison sont surveillés et que le déjeuner qu'il mange avec moi lui fait l'effet d'un carton vide. Je l'accompagnai à la campagne et nous nous baladâmes longuement sur la colline au-dessus de Únětice. Je suis avec Biebl presque jusqu'à minuit et je considère son excitation comme le fruit des difficiles circonstances de sa vie. Connaissant la timidité dans laquelle il sombre parfois, j'essaie de vaincre par la douceur ce qui avait déjà pris racine en Biebl d'une façon plus profonde alors que je ne pouvais le penser. Et puis, Kost'a était parfois réservé et ne disait pas tout à son sujet, je me tenais probablement face à plus de valeurs inconnues que je ne pus le penser. Si je n'avais pas connu avant les humeurs de Kost'a, j'aurais été plus attentif. Je savais qu'il avait peur du changement des temps, de la nouvelle déchéance de la littérature. Nous parlâmes de ces choses sur la colline de Únětice et Kost'a savait que je ne connais pas de bornes lorsqu'il s'agit de défendre les justes revendications de l'art. Il est évident que je ne connaissais pas tous les problèmes personnels qui tarissait le calme intérieur de Kost'a. Je repartis pour Brno et jamais je n'aurais cru que nous nous étions dit adieu pour la dernière fois.

    Puis vint ce jour. Des amis étaient revenus de Moscou cet après-midi. Puis, l'enterrement de Jindřich Plachta. Puis deux, trois heures de travail et de repos, puis l'heure d'aller se coucher. La centrale téléphonique me demande si elle peut relier mon téléphone au téléphone d'un homme qui soutient avoir quelque chose d'important à me dire au sujet de Konstantin Biebl. Le voilà qui parle à l'autre bout du fil. Il avait été témoin de la tragédie de Biebl et avait vu l'ambulance l'emporter à l'hôpital. Plus mort que vif, je comprends que c'est la fin.

*

Traduction par Jean-Gaspard Páleníček

Note du traducteur : ce que Nezval essaie tant bien que mal de dissimuler ici est le fait que Konstantin Biebl a été poussé au suicide par la police d'Etat (StB).

 

 

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